édition (ms. BnF, fr 24870 [Gallica], fos 46-52), traduction et notes par Marie-Geneviève Grossel, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis.
1 Incipit Vita beati Theobaldi
Commencement de la Vie du bienheureux Thibaut
Ore antandez, tres douce gent, Un dit qui est et bel et gent Et fetes feste et joie tuit De seint Thibaut et grant deduit. Seinz Thibaut de tres bone anfance 5 Fuit engendrez de gent de France El terrouel de Troiesins Mes il fui norri a Provins. Et Arnoul avoit non ses per, Et Guieline fu sa mere, 10 Et paranz es quens de Champaigne Et a l'evesque de Vianne Qui Thibaut estoit apelez, Avant que seinz Thibauz fut nez. |
Ecoutez à présent, très douce assemblée, Un récit qui est beau et noble Et soyez tous en fête et en joie, Et en grande réjouissance pour saint Thibaut. Saint Thibaut à la valeureuse enfance Avait été engendré d'une famille de France Au territoire du Troyesin ; Mais c'est à Provins qu'on l'éleva. Son père se nommait Arnoul Et Guieline était sa mère. Il était apparenté au comte de Champagne, Ainsi qu'à l'évêque de Vienne Qui portait le nom de Thibaut, C'était avant la naissance de saint Thibaut. |
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2 Lectio Libri Sapiente
Lecture du livre de la Sagesse
Ce fuit au tans Herri li rois 15 Qui tint le regne des François Et au tans Phelippe son filz, Rois de France, ce dist l'escriz, Que li seinz vout en sa jauvrece An son cors metre grant destrece, 20 Geüner et vestir la here, Por ce que il vout a Deu plere. Mist si an Deu tote sa cure Que de richece n'avoit cure. Cis seint Thibauz que vos oiez 25 Fuit chevalier por veritez, Mas pou maintin chevalerie, Car meuz amoit plus povre vie. Seinz Thibauz, li Deu chevalier, Contre Pasques vout tot laissier 30 Terre et paranz et maisons Et totes ses possessions. O soi menai un chevalier Qui estoit apelez Gautier, Deus escuiers ne plus ne mains ; 35 Soi quart an ola droit a Roins Ausint com pour querre harnois Con chevalier de lor androis. Més quant il furent ostelé A seint Remi an la cité, Li dui chevalier seulemant 40 Le soir pristent lor parlemant ; Apuis s'en vont a lor somiers, Lessent harnois et escuiers Que dou lor n'amporterent plus Feur les robes qu'orent vestus 45 |
C'était du temps du roi Henri, Qui tenait le Royaume de France Et au temps de son fils Philippe, Roi de France, comme le dit mon texte, Que le saint voulut en sa jeunesse Mettre son corps en grande détresse, Jeûner et revêtir la haire, Car il voulait plaire à Dieu. Il plaça si bien en Dieu tous ses soins Qu'il ne souciait pas de la richesse. Ce saint Thibaut dont vous entendez conter Etait chevalier en vérité, Mais il ne vécut pas longtemps la chevalerie : Il préférait la vie de pauvreté. Saint Thibaut chevalier de Dieu, Au temps de Pâques, voulut tout abandonner Sa terre et ses parents, sa maison Et toutes ses possessions. Il emmena avec lui un chevalier Qui répondait au nom de Gautier Et deux écuyers, ni plus ni moins Il était le quatrième pour s'en aller droit à Reims, Comme s'il partait chercher son armement, Ainsi que font les chevaliers de son lieu. Mais quand ils eurent pris hébergement A Saint Remi, dans la cité, Les chevaliers, [restés]seuls tous les deux, Eurent ensemble une discussion, Puis s'en allèrent près de leurs chevaux de somme Et laissèrent armes et écuyers. De leurs biens ils n'emportèrent Rien que les robes qu'ils avaient sur le corps |
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3 …iustum deduxit [Dominus] per vias rectas [ et Christus]1…
1Dans le texte biblique, le sujet de tous les verbes est Sapientia, la Sagesse De Dieu (qui donne son nom au présent Livre, ici cité dans le chapitre X) ; mais l'auteur de l'Epître Farcie remplace Sapientia par Dieu lui-même, il oublie (?) cependant ses intentions, au titre 7 où le Haec féminin ne peut représenter que sapientia et non Dominus.
…Le Seigneur Dieu et Le Christ ont conduit le Juste par les chemins de rectitude…
Or oiez tres bele avanture Qu'avint si con dit l'escriture. Car a l'issir de la cité, Ont deus pelerins ancontré Vestuiz d'esclavigne etde here. 50 Et cil qui voloient bien fere Ont demandé sanz plus atandre Lor deus esclavignes a vandre. Lor robes et lor chauceüres, Lor chemises por heres dures, 55 Ont doné es pelerins Por avoir senz plus lor tapins, Et maintenant s'en sunt torné Quant il se furent atorné, Nuz piez ont tant tenu lor herre 60 Qu'i vindrent en tioche tere. La quistrent cil dou menu pain Por Deu et au soir et au main Et si firent plusors mestiers. Corboilons firent et paniers 65 Pierres porter, maçons servir, Bois coper et herbes vuilir An yver portoient charbon Quant la galee est en saison. Mes quant li seinz se porpansa 70 Que longuemant demoroit la, A Gautier dit, son compaignon : « Frere, ci plus ne remainron, Mes a saint Jaque de Galice Alons et laissons la malice 75 De ceste terre ou sejorné Avons et yver et esté. Si façons nos pelerinege ; Si por façons nostre vïege. |
Ecoutez à présent une très belle aventure ! Elle se produisit comme le dit mon écrit : En sortant de la cité, Ils ont rencontré deux pèlerins Qui avaient vêtu la robe [du pèlerinage] et la haire Nos deux chevaliers qui voulaient faire le bien Leur ont demandé sans plus attendre De leur vendre leur tenue, Robes et chausses et chemises [de corps], En échange des haires dures, Ils ont tout donné aux pèlerins Pour ne posséder rien que le manteau. Sur le champ, ils s'en sont retournés, Dès qu'ils furent ainsi habillés, Et les pieds nus, ils ont marché si longtemps Qu'ils arrivèrent en terre d'Allemagne. Là, ils mendièrent un peu de pain Pour Dieu, le soir et le matin Et ils exercèrent divers métiers : Ils firent corbeilles et paniers Portèrent des pierres, servirent les maçons, Coupèrent le bois, cueillirent les légumes. En hiver, ils transportaient du charbon Quand la saison [r]amène le gel. Alors le saint se mit à penser Qu'il demeurait bien longtemps en ce lieu Et il dit à Gautier son compagnon : « Frère, nous ne resterons pas davantage ici, Mais à Saint-Jacques en Galice Allons-nous en ; laissons la méchanceté De cette terre où nous avons séjourné Tous ces hivers et ces étés. Accomplissons notre pèlerinage, Préparons donc notre route |
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4 …honestavit illum in laboribus…
[Il] a fait fructifier ses travaux
Si con je truis en la liçon, 80 Seinz Thibauz et ses compainon, Nuz piez, s'en vont com pelerin Droit a Seint Jaques lor chemin. Et quant furent au retorner Seinz Thibauz ot a l'ancontrer, 85 En semblance d'un crestïen, Un deauble, un Egicïen, Qui estoit ou chemin couchiez Ausi con s'i fuist trabuichiez. Seinz Thibaut lou chemin venoit 90 Qui nul garde ne s'en prenoit. A cel deauble s'açopa Si qu'il a terre trabucha. Onc n'an fist chiere ne samblant, Ainz se leva tout maintenant. 95 Et li maufez, li anemiz, Tantost s'en est esvanaÿz, Qu'il ne parut ne ça ne la, Mais con fumee s'en ala. De ce ne fu pas grant mervoile 100 Se cil qui tot mal aperoile Por aginginier et bas et haut, Si vout decevoir seint Thibaut Quant le fil Deu nommeemant Qui sus toz est omnipotanz, 105 Tanta li felons Sathanas, Quant li dist qu'il descendit bas, S'il estoit fiz de Deu antier Del pignon de ce grant mostier. |
Comme je le trouve dans la Lectio Saint Thibaut et son compagnon Les pieds nus s'en sont allés comme pèlerins Sur le chemin qui mène droit à Saint-Jacques. Alors qu'ils s'en revenaient Saint Thibaut fit la rencontre D'un diable, un Egyptien, Qui avait pris les traits d'un chrétien Et gisait couché sur le chemin Comme s'il avait fait une chute. Saint Thibaut marchait sur la route Et n'était en rien sur ses gardes, Si bien qu'il se heurta à ce diable Au point de tomber sur le sol. Il ne manifesta aucun trouble, Mais se releva aussitôt Et le démon, l'Adversaire Immédiatement disparut Au point de ne laisser aucune trace : Il s'évanouit comme une fumée1. Cela n'a rien d'étonnant Si celui qui machine tout le mal Pour abuser grands et petits Voulut ainsi tromper saint Thibaut, Puisque le Fils de Dieu en personne Qui est tout puissant sur tout être, Satan le fourbe L'a tenté En Lui demandant de Se précipiter S'Il était vraiment le Fils de Dieu Depuis le faîte du grand monastère2. |
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1 C'est le propre du démon de disparaître « comme une fumée », cf La Vie d'Antoine par Athanase d'Alexandrie, prototype du genre.
2 La traduction de Temple (de Jérusalem) par moustier (monastère, abbaye) fait partie des habitudes (parfaitement volontaires) du Moyen Age d'aligner les réalités antiques sur celles de son temps.
5 …in fraude circumvenientium…
Il l'a assisté contre les oppresseurs
Si con aloient lor chemin 110 Seinz Thibauz et du pelerin Et il urent deus jorz herré Antre aus trois lor chemin ferré, Dou jorz sanz boire et senz mengier, Ne onques n'am firent dangier 115 Avernes passerent tuit trois. Onc n'i maingerent nule foiz, Mas seinz Thibauz et nuit et jor Por aus prioit Nostre Seignour, Tant com pain trove li seinz hons. 120 Que nous surent si compainons. Deu en loa et prist le pain. Tantost le botai an son sein Et puis dist a sa compainie : « Seignor ! ne vos esmaez mie, 125 Mas alons a cele aigue la, Et si mainjons quant vos plera. » De ce vont entre aus consoilant Car mont en furent mervoilant Si distrent antre aus balemant : 130 Que maingerons nos an presant ? Car il n'a vile ci antour Ne cité ne chastel ne bourg Dom puiseins avoir que maingier » Et li seinz les fist arangier 135 Si lor dona dou pain trové Tant qu'il furent tuit saoulé, Et s'an firent grant remenant, Qu'il donerent a povre gent, Qui garissoient de toz maus, 140 De fi, de fievre, sain et saus. De ce randerent grant honour A Jhesu Crist Nostre Seignour |
Ainsi, ils allaient leur chemin, Saint Thibaut avec les deux autres pélerins. Ils marchèrent pendant deux jours Tous les trois sur la grand-route, Oui, deux jours sans boire et sans manger, Mais cela ne les rebuta nullement, Tous les trois traversèrent l'Auvergne Sans manger quoi que ce soit. Saint Thibaut priait la nuit et le jour Pour eux trois notre Seigneur, Si bien que le saint homme trouva du pain Et ses compagnons n'en surent rien. Car, louant Dieu, le saint saisit le pain Et il le cacha immédiatement dans son giron, Puis il déclara à ses compagnons : « Seigneurs, ne soyez pas inquiets, Allons plutôt près de cette source Et là, mangeons quand vous le désirerez. » Et ils avançaient en discutant ensemble, Car ils étaient dans un grand étonnement Et ils se disaient entre eux bonnement : « Que mangerons-nous à présent ? C'est qu'il n'y a ici aucune ville Ni cité ni château ni bourg Dont nous pourrions obtenir de quoi nous nourir. » Le saint les fit prendre place Alors il leur donna le pain qu'il avait trouvé Assez pour qu'ils fussent totalement rassassiés Et il leur en resta en abondance1 Qu'ils distribuèrent aux pauvres gens Et de ce pain, ils les guérissaient de toute maladie De fic2, et de fièvre ils étaient guéris. Ils en rendirent grand honneur A Jésus Christ Notre Seigneur. |
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1 Evidente allusion à l'Evangile de la multiplication des pains, épisode redupliqué dans nombre de Vitae de saints.
2 maladie, ladrerie, mal de peau.
6 …custodivit illum ab inimicis…
Il l'a gardé contre ses ennemis
Apres avint, si com trevon, Que sainz Thibaut son compainon 145 Deproia tant qu'il li queïst Un povre clerc qui l'apreïst Des lettres tant qu'il antandist Ce que la lettre li deïst. Et tantost il li amena 150 Un mestre qui tant l'anseigna Sept seaumes et la kyrïele Qui li sembloit et bone et bele. Apres out besoing dou sautier. Dist a son compain, dam Gautier, 155 Priast le metre por amour Que ves France deïst son tour, Et ou premier chatel queïst Sire Arnoul et qu'i li deïst Que un sautier a Thibaut donast 160 Son fil, et qu'i li anvoiast. Li maitre, avant qu'i s'en tornast A seint Thibaut s'en retornast, Puis li anquist et demandoit Quel chose a son pere mandoit 165 Et a sa mere autresi ; Et seinz Thibauz tantost li dist : « Vez ci cest petit pain antier Que je ous por Deu a un mosteir. Ce porterez a mon pere, Et me salüerez ma mere. 170 De riens plus ne puis fere don, Mas de un sautier me facent don. » |
Puis comme nous le trouvons [dans le livre] Il arriva que saint Thibaut pria tant son compagnon Que celui-ci lui trouva Un pauvre clerc pour lui apprendre A lire, assez pour comprendre Ce que dit la Lettre. Immédiatement il fit venir auprès de lui Un maître qui lui enseigna longuement Les sept psaumes et le kyriale Cela lui semblait et bel et bon. Puis il eut besoin du psautier Et il demanda à son compagnon, Seigneur Gautier, De prier son maître au nom de leur amitié De se mettre en route pour la France Et à la première ville-forte rencontrée D'envoyer message au Seigneur Arnoul Pour lui demander de donner un psautier A son fils Thibaut, et de lui faire envoyer ; Le maître avant de partir Vint auprès de saint Thibaut S'enquérir et apprendre Ce qu'il voulait faire dire à son père, Ainsi qu'à sa mère. Saint Thibaut lui répondit aussitôt : « Voici ce petit pain entier Que j'ai obtenu dans une abbaye au nom de Dieu Vous le porterez à mon père Et vous saluerez ma mère. Je ne puis donner rien de plus. Qu'ils me procurent toutefois un psautier. » |
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7 … et certamen forte dedit illi ut vinceret …
Il lui donna la victoire dans un rude combat
Quant li maitres a Provins vint, Or oiez commant li avint ! 175 Le pere seint Thibaut trova, Et sa mere li demanda Quel vie Thibauz demenoit Et comment il se contenoit ; Et li metres lor devisa 180 Tote la vie qu'il mena, Et puis si lor baila le pain Que il aportoit an son sein Le pain reçurent prestement Et löent Deu de lor present. 185 Quiconques de cel pain manjoit, De totes fievres garissoit. Li pere et la mere ausiment De lu veïr hurent talant. De hors Treviers un orme avoit 190 Ou seinz Thebauz sovant aloit. Un jor i trova voirement Son pere, dont il fut dolent. Et por ce qu'il l'a trové, Se tint dou tot pour fol prové, 195 Se an cele terre sejornoit. Mas a Rome an iroit tot droit Car il panse aler outre mer Por le sepucre viseter. Si vint an cele Lonbardie 200 Que l'on apele Ytalie, Une contree male et dure, Car qui va la de lu n'a cure. Gautiers fuit travailiez et las Qu'il ne pot fere avant un pas, 205 Ne pout le travaul sofrir plus. Ainz se randi et fut reclus. La morut, si com nos trovons, Vras confers an religion. |
Quand le maître arriva à Provins, Ecoutez comment il procéda. Il alla trouver le père de saint Thibaut. Et sa mère lui demanda Quelle vie menait Thibaut Comment il se comportait. Le maître leur exposa Quel genre de vie il menait. Puis il leur remit le pain Qu'il avait apporté, placé en son giron. Ils s'empressèrent d'accepter ce pain Et louèrent Dieu du présent. Quiconque en mangeait Guérissait de toutes les fièvres. Le père ainsi que la mère Eprouvèrent le désir de voir leur fils. Il y avait hors la ville de Trèves un orme Auprès duquel souvent saint Thibaut se rendait. Un jour en vérité il y découvrit Son père et en éprouva de l'ennui ; Et pour l'y avoir trouvé, Il pensa qu'il serait vraiment fou S'il demeurait en cette terre. Il s'en irait plutôt tout droit à Rome, Car il avait l'intention de visiter Outremer le Sépulcre. Il arriva donc en Lombardie Dans le pays qu'on appelle Italie, Une région mauvaise et dure Qui va là-bas se soucie peu de sa personne ! Gautier était épuisé et souffrant Il n'aurait pu faire un pas de plus Il lui fut impossible d'en souffrir davantage. Il devint moine et se fit reclus C'est là qu'il mourut, comme nous le lisons, Parfaitement confirmé dans sa foi. |
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8 ...hec venditum iustum non dereliquit …
Elle n'abandonna pas le juste vendu
Quant sainz Thebauz son compainon 210 Ot mis an la religion, Si se remist an son viage Pormi cele terre sauvaige. Un divers leu an un roichier Trova li seinz por soi couchier. 215 Cel leu estoit mont ancïen, Car, des le tans Salustïens Qui fust ampereres de Rome, N'i avoit abité nul home. Et si con li seinz ce leu vit 220 Qui mont estoit ort et despit, For por ceu qu'il qu'il li fu avis Que mostier i avoit jadis, Ce leu divers por Deu requerre Ala li seinz es seignors querre. 225 Mont volontiers l'ont otroié Au seint quant il les out proié. Cel leu que seinz Thebauz trova Qu'es seignors terrïens rova, Salanica estoit nommez, 230 Et ore est Gobes apelez. Tote sa vie y demora Deu y servi et anora. Ne onques a droit ne a tort N'i mainja riens qui gostat mort. 235 Pain d'orge et egue soulemant Usa li seinz mont longuemant. Ancor an manjoit mont petit, Si com nous trovons an l'escrist. Et quant il avoit jeüné, 240 Si se batoit a grant planté. |
Quand saint Thibaut eut remis Son compagnon à l'ordre des moines, Lui reprit sa route Parmi cette terre sauvage. Et le saint trouve un méchant lieu Dans les rochers, pour s'y coucher. L'endroit était fort ancien Car depuis le temps de Sallustien Qui fut empereur de Rome Nul homme n'y avait habité. Dès qu'il vit cet endroit Qui était vraiment laid et misérable, Ayant pensé en lui-même Que jadis il y avait eu là un monastère1, le saint se rendit auprès des seigneurs du lieu Le demander pour y prier Dieu. Ils le permirent bien volontiers Au saint quand il leur en fit la prière. Cet endroit que saint Thibaut avait découvert Et qu'il alla demander aux possesseurs de la terre Portait le nom de Salanica. Aujourd'hui on l'appelle Gobes. Il y demeura toute sa vie Il y servit et honora Dieu Et jamais justement ou injustement Il n'y mangea quoi que ce soit qui ait été tué2. Il ne prenait que du pain d'orge avec de l'eau Et il fit cela très longtemps. Encore n'en mangeait-il que bien peu Comme nous le lisons dans le texte Et quand il avait jeûné, Il se donnait longuement la discipline. |
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1 Là aussi possible référence au lieu où Jérôme fait s'arrêter Paul premier ermite, en un lieu « sauvage » où il y avait eu anciennement un « temple des idoles » ; mais la Vita latina parle d'une veteris ecclesiae, c'est donc plutôt un contrepoint avec variations qu'une citation proprement dite.
2 Là encore évidente référence aux Vitae Patrum, cf Apophtegmes divers (« maîtrise de soi ») dans l'édition des Pères de Solesmes : la visite de l'abbé Hylarion à l'évêque Epiphane de Chypre qui lui propose un repas avec au menu des « oiseaux » et qui s'attire cette réponse : « Depuis que j'ai pris l'habit, je n'ai pas mangé de chose qui ait reçu la mort ».
9 descendit cum illo in foveam
elle descendit avec lui dans la fosse
Tot yssint com je truis escrit Vos conterai je de son lit. Mervoilous est, si com me samble Qu'il est de une huche de tramble ; 245 Estrein ne mouse n'avoit point, Mas un tronchet trestot a point Qui au chevet estoit assis, Et por dessus un linceul mis. An s'esclavigne et an sa here 250 Dormoit por penitance fere. N'onques n'i dormi an gisent, Mes an son lit tot an seant. L'on aimme par tot la contree De seint Thebaut la renommee. 255 De totes parz venëent gent Por oïr son anseignemant Et li seinz hons les aberjoit, Et de ses biens amenistroit. Un clerc qui avoit non Denis, 260 Diacre estoit, ce m'est avis, Aveques seint Thebaut manoit. Abauivre li maenistroit Es hotes queli seinz avoit Et de pain et de vin servoit. 265 Le soir devant estoit baü Li vins qui an lor baril fu. Si fut tot vuit, n'i avoit rien. Li diacres le savoit bien. Et pelerin furent venu 270 Qui mont grant chau hurent aü. Li diacres amesnistra. Dou pain es pelerins dona, Et li seinz demanda le vin Por doner a un pelerin. 275 Deus foiz ou trois le demanda, Et au diacre commanda Et dist : « Denis, vin aportez ! A ces pelerins an donez ! » Li diacres ne sot que dire. 280 Au baril vint et se le tire Tout contre amont a granz esforz. Li vins qui serodoit dehors A grant ondes, tant estoit plain Qu'il li sailoit de ci qu'o sein. 285 Li ostes an furent molt lié Et dou miracle mervoilié, Don il randirent tuit loanges Et chanterent le chant es anges |
Exactement comme je le trouve écrit Je vais vous parler de ce qu'était son lit : Il était stupéfiant, à mon avis,` Car c'était un coffre fait de tremble N'y avait là ni paille ni mousse Mais simplement une souche Qu'il avait placée à la tête Par dessus était posé un drap de lin Il y dormait par esprit de pénitence Avec son manteau et sa haire. Pas une fois il ne dormit allongé Mais il se tenait assis dans son lit1. La renommée de saint Thibaut Etait chérie par toute la contrée. Les gens affluaient de toutes parts Pour écouter son enseignement Et le saint homme les hébergeait. Un clerc qui s'appelait Denis Administrait ses affaires ; Il était diacre, à ce que je pense, Et il résidait près de saint Thibaut. Il lui revenait d'abeuvrer Les hôtes que le saint recevait. Il les servait de pain et de vin Ce jour-là avait été entièrement bu Le soir d'avant, le vin qui était dans leur baril. Il était complètement vide, plus une goutte ! Le diacre le savait parfaitement. Et les pèlerins étaient venus Qui avaient eu terriblement chaud. Le diacre accomplit ses fonctions. Il donna du pain aux pèlerins Et le saint réclama du vin Pour faire boire l'un des pèlerins. Il le demande deux et trois fois Et ordonne à son diacre « Denis, apportez du vin Et donnez-en à ces pèlerins ! » Le diacre ne sait que répondre. Il va au baril, il tire le vin, Il le fait remonter jusqu'à la bonde à grands efforts. Le vin jaillit hors du baril, A flots et il y en avait tant Qu'il lui montait jusqu'à la poitrine ! Les hôtes en furent vraiment ravis Et émerveillés du miracle. Ils en louèrent le saint Et entonnèrent le chant des anges2. |
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1 Modèle : l'ermite Jean dans l'Historia Monachorum in Æegypto de Rufin, qui dormait toujours assis.
2 C'est-à-dire le Gloria in excelsis Deo.
10…donec adferret illi sceptrum regni…
jusqu'à ce qu'elle lui eut procuré le sceptre royal
Mont fu tenuz li seinz a ssaige. 290 Por ce fu transmis an message. Quant il out passé Lionel, Un chatel qui est bon et bel, Trova un gué grant et profont. Deme lee avoit de lonc. 295 Travaliez fui, dota lou gué Qui bien deus tanz avoit de lé. Sus une charrete monta Por lou gué que forment dota. Quant l'Enemiz vit bien son leu, 300 Qui vit la charrete ou milieu Dou gué, si trait a ssoi sa peue, Si en arrecha une reue Et la charrete s'achanta, Et li guez maintenant secha. 305 Li charretiers sa roue prist Et an son leu arrier mist Onc li seinz ne s'i soila, N'onques sa robe n'i moila. Un acointe avoit li seinz hon, 310 Qui Odenin avoit a non. Tant formant estoit deshetiez, De fievre quartene antechiez Sovant sambloit que il fust morz Pour un fi qu'il a voit ou cors. 315 Seint Thebauz sovant deprioit, Et seinz Thebauz lou refusoit, Et disoit : « Amis, je sa bien Que Deux le te fet por ton bien. » Et tant out cel hons egregié 320 Que seinz Thibaut en out pitié. Si commanda de maintenant Que au mostier fut portez corrant, Et li seinz sa messe chanta Et por l'anfert Deu depria, 325 Tant qu'il s'en ala sains et saus, Ne onques puis ne santi nuns maus. |
On tenait le saint pour un homme de grande sagesse Pour cette raison, il fut envoyé comme messager. Mais alors qu'il avait passé Lionel1, Une ville-forte, bonne et belle, Il se trouva devant un gué long et profond Qui mesurait une demi-lieue. Il en fut tourmenté et éprouva de la crainte, Car le gué était encore deux fois plus large [que long] Il monta sur une charrette Pour passer ce gué qui l'effrayait tant. Quand le Diable vit que la situation lui convenait Au moment où la charrette se trouvait au milieu, Il ramène à soi sa patte Et arrache l'une des roues : La charrette se renverse. Aussitôt le gué s'assécha, Le charretier saisit sa roue, Il la remit à sa place. Et le saint homme ne salit absolument pas Ni ne mouilla sa robe. Le saint avait un serviteur Qui s'appelait Odenin. Il était vraiment malade, Atteint d'une grosse fièvre quarte. On croyait souvent qu'il était à la mort, A cause d'une tumeur qu'il avait au corps. Et souvent il implorait saint Thibaut, Mais saint Thibaut refusait toujours Et lui disait : « Mon ami, je sais bien Que Dieu te fait subir cela pour ton bien. » Cet homme fut tellement atteint Que saint Thibaut en eut pitié. il lui commanda alors qu''immédiatement Il se fasse porter au plus vite en l'église. Le saint chanta sa messe Et pria Dieu pour le malade, Si bien que ce dernier s'en revint sain et sauf Et par la suite ne ressentit plus aucun mal. |
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1 Lionel est Lonigo.
11 …et mendaces ostendit qui maculaverunt ipsum…
elle convainquit de mensonge ceux qui l'avaient accusé
A un chatel un jor avint Que ausit uns prestes avugle vint, Et mont lou requist doucemant 330 Qu'eüst aucun esligemant, Et qu'il deproiast Jhesu Crist Que la lumiere li randit. Mes li seinz dit que ne faroit Que li tel chose ne faroit 335 Car c'est ovre de Jhesu Crit Et es auz seinz de paradis. Et quant li prestes antandi La raison que li seinz randi, Quant autre merci n'i trova, 340 Au sergent seint Thebaut reva Que l'eve don li seinz lavast Ses mains que il li aportast, Et li sergenz li aporta Li prestes ses eulz lava, 345 Et tantost vist apertemant. S'an loa Deu omnipotant. Uns chevaliers avoit un filz Qui tant que a mort est egrotiz. Tantost lou randit li seinz hon 350 Et saint et sauf por s'oroison. Et puis avint, si com trovons An la lettre de la liçon, Que de Rome li seinz venoit , Pere et mere lessié avoit 355 Qui s'an vouloient retorner An France a Provins sejorner. Il lor anonça maintenant Que morz estoit un lor anfant : An batile a esté tuëz 360 Quar chevalierz est esprovez Tant ont esté corrocié Que sept jorz ont le cors velié. |
Dans une ville-forte, il se produisit aussi un jour Qu'arriva un prêtre aveugle. Il supplia le saint avec douceur De lui obtenir quelque allègement Et de demander à Jésus Christ Qu'Il lui rendît sa vue. Mais le saint affirma qu'il n'en ferait rien, Qu'il n'exaucerait pas pour lui une telle demande Car c'est œuvre réservée à Jésus Christ Et aux saints qui sont dans le paradis. Lorsque le prêtre eut entendu La raison que le saint lui donnait Et qu'il ne trouva pas en lui d'autre pitié, Il demanda alors au serviteur de saint Thibaut De lui apporter l'eau Dont le saint usait pour se laver les mains1. Le serviteur la lui apporta Et le prêtre lava ses yeux avec cette eau Et aussitôt il vit parfaitement clair. Il en loua Dieu le Tout Puissant. Un chevalier avait un fils Qui était malade à en mourir, Par sa prière, le saint homme le lui rendit Immédiatement sain et sauf. Il arriva encore, ainsi que nous le trouvons Dans le texte de la Lectio Que le saint s'en revenait de Rome, Il y avait laissé son père et sa mère Qui voulaient s'en retourner En France dans leur séjour de Provins. Il leur fit annoncer à ce moment Qu'un de leurs fils était mort : Il avait péri au cours d'une bataille Car c'était un chevalier éprouvé. Ils en éprouvèrent un tel deuil Que sept jours durant ils veillèrent le corps du mort. |
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1 Probable modèle, la Vie de saint Macaire : un aveugle venu voir l'ermite et ne l'ayant pas trouvé recouvre la vue en grattant le mur contre lequel Macaire s'appuie pour prier, en confectionnant un emplâtre avec l'eau du puits de l'ermitage et la poussière du mur, et en appliquant cette boue sur ses yeux morts.
12 …et dedit illi claritatem aeternam [Dominus Deus noster].
et [Dieu notre Seigneur] lui donna une gloire éternelle.
Quant saint Thebaut vint vers la fin Et vist qu'i torna a declin, 365 Et pain et egue tou laissa, Que onques le col n'am passa. Et de ce fist grant atinence Que herbes mainjoit an pacïence, Pomes et racines san plus. 370 De ce vesquist cin anz et plus. Ne onques ne s'an vout retrere Que touz jorz ne vestit la here, Si que onze anz fut en ermitaige Et quatre anz en pelerinaige. 375 A la fin fut si afoibli De cors, de mambres autresi Qu'il a int demostrance grant De son trespas trois jorz devant.
Cinc foiz se ovri la terre an haut 380 Contre la mort de seint Thebaut, Et quant l'espoir dou cors ysi, Deux lou reçut quil out servi. An junet tot le premier jor Fina seinz Thibaut son labour 385 |
Quand saint Thibaut arriva à la fin de sa vie, quand il vit que ses forces déclinaient, Il s'abstint totalement de pain et d'eau, Il n'avala plus rien de tout cela,1 Il fit grande abstinence, Car il ne mangeait plus dans sa patience Que des pommes et des racines sans rien d'autre. il vécut de cela pendant plus de cinq ans Et jamais il ne voulut s'abstenir De toujours porter une haire. Il passa ainsi onze ans dans son ermitage Après quatre années de pèlerinage. Pour finir, il était devenu si faible De corps comme de membres Qu'il lui arriva cette grande révélation De connaître trois jours d'avance [le moment de] sa mort : La terre se fendit cinq fois en sa surface2 A cause de la mort de saint Thibaut ; Et lorsque l'esprit quitta le corps, Dieu qu'il avait servi le reçut. C'était en juillet, le premier jour Que saint Thibaut vit la fin de ses travaux. |
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1 Le modèle de ces jeûnes divers : tantôt racines, tantôt herbes, tantôt pain d'orge à l'exclusion de tout le reste vient de la Vie d'Hylarion par Jérôme qui consacre de (très) longues lignes à décrire les menus ascétiques auxquels son saint s'essaie.
2 Les manifestation sismiques annonçant le trépas du héros se retrouvent aussi bien pour les saints que pour le preux Roland, elles sont à la fois lointainement christiques, symboliques et empreintes de la sympathie qui lie tout dans le monde.
Si deprions au finemant Sire seinz Thebauz doucemant Queil deprist lou roi celestre Qu'il nos menoit touz a sa destre Au haut regne de paradis, 390 Ou nos soiens trestuit assis. Dites amen an cherité Quant sarons a la fin mené. Ci faut la vie seint Thebaut. Prions li qu'i nos guarrt de maul. 395 Amen, an dites touz et tuit ! Dex nos conduie ensamble o lui ! |
Prions donc pour finir Seigneur saint Thibaut avec douceur Pour qu'il implore le Roi du ciel De nous recevoir tous à Sa droite Dans le haut royaume de paradis, Pour que nous y trouvions notre siège. Dites amen par amour Quand nous en viendrons à notre mort. Ici s'achève la vie de saint Thibaut. Prions le de nous garder du mal ! Toutes et tous dites « Amen » Dieu nous reçoive avec lui ! |
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