Vies romanes de saint Thibaut (XIIIe s.), présentation par Marie-Geneviève Grossel, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, journées théobaldiennes 2011
Rappelons d'abord, pour ce qui concerne l'écriture de la Vita, quelques faits bien connus. Le premier est que la Vie de saint Thibaut occupe une place particulière dans l'hagiographie, car, contrairement à beaucoup d'autres, elle repose sur le témoignage d'un contemporain et ami du saint. On peut donc considérer qu'il y a moins de traits légendaires que pour d'autres textes du même type. La Vita latina en effet, nous vient de l'abbé Pierre de Vangadice (note_1).
Cette Vita est à la fois l'unique et le plus ancien récit concernant saint Thibaut, puisque les diverses récritures qui l'ont suivie concernent essentiellement le Prologue, d'une part, le récit des Miracles et la translation du corps d'autre part. Enfin ce texte vénérable et qu'on peut juger des plus authentiques nous est conservé dans le manuscrit dit d'Alençon, en provenance du monastère de Saint-Evroult d'Ouche et daté au plus tard du XIIe s. On discute cependant pour savoir si le ms. 1710 de la Bibliothèque Mazarine, daté fin XIe s. ne serait pas encore antérieur au ms. d'Alençon. Il s'agit néanmoins toujours de la Vita due à Pierre de Vangadice. Il est bon de noter enfin que vingt-cinq manuscrits qui subsistent encore nous donnent cette Vita sancti Theobaldi, indice du succès qu'elle connut.
Au XIIIe siècle, comme beaucoup de textes religieux, la Vita fut traduite en langue vernaculaire, ce qui est un indice de la demande des lecteurs du temps. Naturellement, beaucoup de récits hagiographiques, écrits en latins, viennent des abbayes ou, plus largement du clergé. Les Vitae étaient lues au jour anniversaire du saint. Il était bien entendu tout à fait possible que des laïcs assistent à ces lectures. Les plus cultivés d'entre eux avaient une teinture de latin. En ce qui concerne les comtes de Champagne, c'était plus qu'une teinture si l'on considère la correspondance nourrie qu'échangèrent (naturellement en latin) le comte Henri le Libéral avec Jean de Salisbury, évêque de Chartres, l'un des plus brillants théologiens de son temps. A la génération suivante, Blanche, comtesse régente de Champagne, était en relations avec Adam abé de Perseigne, dont elle demandait les sermons, Thibaut IV, le roi-trouvère, enfin dévoile en ses Chansons une solide connaissance de la littérature antique.
Quand les textes étaient en latin, la lecture hors l'Eglise, passait par le truchement d'un chapelain ou d'un clerc au service du seigneur. Cet ecclésiastique lisait, expliquait et glosait, toute lecture se faisant à voix haute. Cependant l'Eglise ne refusa jamais, comme l'ont soutenu quelques polémistes protestants dans les moments de guerre, que le texte sacré accédât à la traduction : dès le début du XIIe s., on se mit à traduire la Bible, en commençant par les Livres poétiques, le Cantique des Cantiques et les Psaumes. C'est ainsi que Pierre Valdés admis devant le pape pour défendre les Vaudois, accusés d'hérésie, repartit tout heureux avec l'autorisation de lire les traductions qu'il avait fait faire. En revanche, était strictement interdite (et punie) la prédication, exclusivement réservée aux religieux formés dans des Ecoles. Cela revient à dire que les traductions étaient le plus souvent à usage privé. Mais, dans les faits, on en trouvait aussi dans les abbayes de moniales, car souvent ces dernières ne possédaient pas parfaitement la langue latine (note_2).
Les Vies de saints furent à leur tour traduites, à commencer par les plus anciennes et les plus admirables, celles des martyrs, puis des apôtres et contemporains du Christ. Il semble que les auditeurs de ces traductions de Vies aient nettement préféré ce que l'on appelle « les saints admirables » aux saints « imitables », comme l'a bien montré André Vauchez (note_3).
Il nous reste trois traductions de la Vie de Thibaut, fort différentes.
*La Vie en octosyllabes est une version courte qui appartient au genre de ce que l'on appelle les épîtres farcies », elle avait donc un rôle liturgique.
*La Vie en prose est une translation, fidèle au moins pour la trame au texte de Pierre de Vangadice, tel qu'on peut le lire dans le manuscrit d'Alençon.
*La vie en quatrains – ou strophes un peu plus longues – écrits en vers dodécasyllabiques (qu'on appelle aujourd'hui des alexandrins) est la seule dont on connaisse l'auteur, Guillaume d'Oyé, et la date, 1267 ; elle comprend, à la suite de la Vie et des premiers miracles, le récit du rapt et de la translation du corps du saint, qui n'appartient pas à la Vita primitive.
De ces trois textes qui racontent bien sûr la même histoire, mais chacun à sa façon, somme toute assez particulière, le sort a été bien différent : les deux vies en vers (dont l'anonyme est certainement plus ancienne) ont pourtant été recopiées dans un même et unique manuscrit, le BnF 24870 qui date du XIIIe siècle (la version de Guillaume d'Oyé étant de 1267, le manuscrit date plutôt de la fin de ce siècle, même si plusieurs scribes l'ont exécuté).
En revanche, la version en prose nous est parvenue dans quatorze manuscrits dont plusieurs sont d'origine monastique, elle a été recopiée tard, jusqu'au XVe s., alors que la langue change comme les centres d'intérêt, entre le temps de saint Louis et la guerre de Cent ans ! Les monastères, par exemple celui de Clairvaux, recopient les textes vernaculaires même s'ils possèdent déjà et lisent le texte-source en latin ; d'autres manuscrits proviennent de bibliothèques de nobles laïcs. Le manuscrit choisi par M. Nicolaon pour son édition, le BnF 17229, daterait pour sa part de la fin du XIIIe s. (Nicolaon avance 1287, mais, comme il le reconnaît, sur des hypothèses).
Raymond Hill qui a édité l'Epitre farcie et la version en dodécasyllabes de Guillaume d'Oyé avance pour la première une date « fin XIIe-début XIIIe », mais sur des critères de langue, ce qui est toujours très sujet à discussion ; selon l'éditeur américain, il y aurait donc un laps de temps conséquent entre la composition du texte et sa copie, la seule qui nous est parvenue, soit presque un siècle.
On peut donc raisonnablement ranger les pièces dans l'ordre chronologique suivant : l'Epître farcie sans doute première moitié du XIIIe s. ; la Vie en Prose, vers le milieu du XIIIe s., la mise en quatrains monorimes de Guillaume d'Oyé en 1267. C'est remarquablement bien cadré, s'il est vrai que le culte de saint Thibaut était déjà fixé au début du XIIe s., le XIIIe s a connu un remarquable élan de dévotion pour notre saint, comme le montre cette concordance.
La vie de saint Thibaut en vers octosyllabiques
La première de nos traductions a été rangée par les médiévistes dans le genre de l'épître farcie (note_4). Il s'agit de textes à usage liturgique et comme tels recopiés dans les manuscrits pour pouvoir être périodiquement réutilisés. Leur intérêt aux yeux des critiques est que, au moment où le genre apparaît, tout l'ordinaire et la messe en général sont entièrement en latin, langue unique de la liturgie, à l'exception du sermon dont l'Eglise a accepté que le célébrant le prononce en langue romane dès l'époque carolingienne. Les épîtres farcies s'apparentent aux Vies de saints, dont les traductions, quoique liées au culte, ne sont pas récitées au cours des offices, mais, nous l'avons vu, soit à la porte des églises soit pour une dévotion de caractère privé. La différence avec l'Epître farcie est surtout que cette dernière est bilingue, en latin et en langue romane. Enfin il faut savoir que c'est un genre dont l'existence a été assez éphémère, puisque les premières épîtres farcies apparaissent à l'extrême fin du XIe siècle et les dernières dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Les traductions de Vies de saints ont eu, bien évidemment, une existence autrement longue.
Certains textes cependant, parmi les plus anciens, comme la Chanson de sainte Foy ou la Vie de saint Léger, paraissent avoir été cantillés dans l'église même, le second à la fin de la célébration des matines juste après la lecture de la Vie en latin (ou lectio) et avant la doxologie finale Tu autem, Domine, miserere nobis ou Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto, sicut erat in principio et nunc et semper et in saecula saeculorum. Il est possible que ces textes aient été accompagnés de danses à l'intérieur du sanctuaire, tresca ou chorea (sorte de lentes farandoles). Les textes en langue vulgaire, directement compréhensibles par les auditeurs les plus simples, permettaient de sanctifier le goût très vif des hommes du Moyen Age pour les récits merveilleux et leur expression poétique.
L'Epître farcie dont il s'agit ici appartient donc à une autre tradition que la traduction proprement dite des Vies de saints, et cela explique que, dans le manuscrit 24870, le commanditaire ait demandé que soient recopiées à la fois la Vie octosyllabique de saint Thibaut (ou épître farcie) et la Vie en dodécasyllabes. Rappelons encore que les Epîtres farcies parce qu'elles étaient chantées, s'apparentent à la pratique des tropes que les hommes du Moyen Age ont cultivés entre le IXe et le XIIIe siècles.
Les tropes relèvent d'abord du domaine musical, c'étaient à l'origine des mélismes ou vocalises qui ornaient certains chants de l'ordinaire, Kyrie, Gloria, Sanctus, Agnus Dei, ou du propre, Introït, Offertoire, Communion. Les plus anciens et les plus développés sont, semble-t-il, nés autour de l'Alléluia, qui avait fini par composer une pièce mélodique à lui seul.
Les tropes étaient particulièrement appréciés par les fidèles, mais ils étaient aussi très difficiles à retenir pour celui qui apprenait à les chanter, en un temps où l'écriture musicale était encore rudimentaire. On enseignait la musique surtout de façon orale, du maître à l'élève. Aussi les clercs médiévaux ont-ils invoqué cette difficulté de la mémorisation pour expliquer que les tropes, originellement purement mélodiques, se soient au fil du temps, vu adapter des paroles qui en facilitaient l'apprentissage, d'abord de simples syllabes puis des textes à part entière, jusqu'à former une amplification non officielle du texte liturgique. Ces textes nouveaux pouvaient soit s'intercaler, soit compléter, soit s'ajouter, soit encadrer le texte originel de l'office. L'Epître farcie, un trope donc, encadre le texte religieux, les deux voix – la voix latine et la voix romane – alternent. Avant de quitter les généralités sur le trope, il reste à dire que les théoriciens modernes, pour expliquer la disparition fin XIIIe s. de ce genre, définissent le trope comme une amplification horizontale du chant ; mais, au XIIIe s., apparaît la polyphonie qui est, pour sa part, un accroissement vertical dont le succès et la qualité musicale extraordinaire vont totalement supplanter le trope. Quand la papauté supprime l'usage des tropes au XVIe s., il y a déjà longtemps qu'on ne les utilise plus.
Définir l'Epître farcie comme un trope n'est cependant pas nous faire quitter toutes les difficultés et questions que ce genre soulève à nos yeux modernes, et tout particulièrement l'Epître farcie de saint Thibaut. En effet, si le trope a eu une existence éphémère (mais tout de même cinq bons siècles...), l'Epître farcie n'a duré que deux siècles et, au cours de ces deux siècles, n'a été utilisée que parcimonieusement, si l'on en juge celles qui nous restent. Presque toutes les Epîtres farcies célèbrent le seul et unique saint Etienne, le protomartyr, fêté le 26 décembre : nous en possédons huit versions différentes. Bien moins fréquentes sont les autres Epîtres farcies : la plupart du temps une unique version pour chaque fête, célébrant ainsi saint Jean l'Evangéliste (le 27 décembre), les saints Innocents (28 décembre), saint Thomas de Canterbory (29 décembre), ou la Circoncision (1 janvier).
Toutes ces épîtres farcies semblent regroupées de façon remarquable dans le cycle concernant les fêtes de Noël. Les modernes expliquent ce fait par le contexte de festivités et réjouissances qui marque cette période de l'année, l'Epître farcie vérifie ainsi les théories du critique russe Bakhtine, sur la « culture populaire » et ses manifestations médiévales dont le plus beau fleuron est la Fête des Fous, justement située dans ce même cycle de la fin de l'année, survivance des saturnales antiques et sourde opposition du peuple à la rigueur ecclésiastique.
Ce n'est pas ici le lieu de discuter ces théories, qui pour intéressantes qu'elles soient, deviennent plus difficiles à utiliser, dès lors qu'elles sont systématisées. En tout cas, nous trouvons aussi une Epître farcie en l'honneur de saint Nicolas (6 décembre) soit pendant l'Avent, sans parler de celle de saint Jean Baptiste (24 juin), de celle de l'Assomption (15 août)…et de celle de saint Thibaut (1 juillet).
Pour clôre cette partie trop théorique, il faut enfin dire un mot du terme médiéval epistola cum farsia, que nous devons à l'évêque de Paris, Eudes de Sully (1198-1208) qui nous le livre avec sa définition dans ses Constitutiones (usages religieux de la liturgie) :
Missa similiter cum cæteris horis ordinate celebrabitur ab aliquo praedictorum hoc addito quod epistola cum farsia dicetur ab duobus in cappis sericeis
[La messe aussi sera célébrée régulièrement, comme toutes les autres Heures, par un des [ clercs] cités ci-dessus, en ajoutant ce fait que "l'épître avec farciture" sera dite par deux célébrants/chantres en chapes de soie] Constitutiones, Patrologia Latina 212, 66
C'est en effet le terme farsia qui a attiré l'attention des bakthinistes par son côté très concret : premièrement, farcire vient du registre culinaire (où le mot farce existe encore !), évoquant donc un « bourrage » roman à l'intérieur du latin ; ensuite, la descendance du mot influe aussi sur notre jugement puisque farsia a désigné par la suite les farcitures comiques à l'intérieur des Mystères théâtraux, ce qui est à l'origine du terme "farce" dans le théâtre, en gros quelque chose qui n'est pas très sérieux. Que nous voilà loin du grave Eudes de Sully !
Composer pour l'office une Epître farcie en l'honneur de saint Etienne présente, d'un autre point de vue, une facilité que ne possèdaient pas les autres Vies de saints. En effet, les offices ne doivent pas, selon les règles médiévales, comporter d'autres textes que ceux des Ecritures. Or beaucoup de Vies de saints, dont les gens du Moyen Age savaient parfaitement qu'elles étaient légendaires, n'ont rien de scripturaire ; elles n'avaient donc pas le droit de se trouver incorporées à la Messe ou aux Heures. Or, de par sa nature même, l'Epître farcie comprenait une partie en latin – mais issue de quel texte ?
Pour saint Etienne, le problème ne se posait pas : le texte en effet était celui de la Lectio, et cette lecture provenait des Actes des Apôtres où se trouvent relatées les causes du martyre et la lapidation du saint. On comprend que ce soit l'Epître farcie de saint Etienne qui ait été de loin la plus fréquente et la plus répandue, de même cela justifie le fait que la plupart des épîtres farcies nous parviennent dans des manuscrits qui sont soit des missels soit des graduels. Le manuscrit qui nous a transmis l'Epître farcie de saint Thibaut, le BnF 24770, donne une Epître de saint Etienne à côté de celle de saint Thibaut. En effet, les graduels comprenaient les cinq chants de l'ordinaire, fixes, et les cinq chants mobiles :
(Introït, Repons graduel, séquence de l'Alleluia, Offertoire et Antienne de Communion).
Pour chanter l'Evangile, le soliste montait tout en haut de l'ambon ; le repons graduel était chanté sur le gradus, l'avant-dernière marche, d'où son nom : le 26 décembre, l'Epitre farcie de saint Etienne était chantée en guise de repons graduel. Et, ce qui est sans doute vrai pour toutes les Epîtres farcies., deux clercs-chantres chantaient alternativement, l'un en .latin et l'autre en roman
Mise à part celle d'Etienne, les Epîtres farcies encadrent les passages en roman qui rapportent la Vie du saint ou les circonstances fêtées (Circoncision, Assomption), avec le texte latin de la Lectio du jour, soit un passage de l'Apocalypse pour la fête des saints Innocents, un passage du Livre de la Sagesse pour la fête de Jean l'Evangéliste, de l'Ecclésiaste pour Thomas de Canterbory, la lettre de saint Paul à Tite pour la Circoncision, ou encore la Prophétie d'Isaïe, enfin le Livre de la Sagesse versets 12 à 14 pour l'Assomption – et pour l'Epître farcie de saint Thibaut.
Les derniers travaux qui ont été consacrés au genre de l'Epître farcie s'attachent ainsi longuement à montrer que ce type de texte, surveillé de très près par l'autorité ecclésiastique, pour être « liturgiquement conforme », aurait essentiellement eu deux fonctions, d'abord de « récupération » – car les fêtes de fin d'année suscitaient la méfiance des ecclésiastiques et l'enthousiasme des fidèles ; la deuxième fonction est d'encadrer le texte roman par le texte latin autorisé, afin, là encore, qu'il n'échappe pas aux autorités religieuses. Il va de soi que la farciture paraphrase et explicite le texte latin de la Lectio. Mais cette démonstration une fois faite, il reste à reconnaître que s'il est une des Epitres farcies qui ne correspond pas du tout à cette analyse, c'est bien celle de saint Thibaut !
Si l'on suit une telle analyse bien adaptée au genre de l'Epitre farcie en général, celle, particulière, de saint Thibaut relève donc pour finir d'un procédé « à la limite de l'autorisation abusive » (note_5), on ne décèle guère de rapports entre le texte qui appartenait à la lecture du premier juillet, les versets 12-14 du Livre de la Sagesse, et la Vita sancti Theobaldi, les versets vétérotestamentaires et la vie du saint Provinois ne semblent pas "aller ensemble", ce qui fait que les deux voix se déroulent de façon parfaitement indépendante, même si le compositeur, parfait finaud, fait semblant de donner un aspect d'autorité à sa vie romane avec des termes ambivalents comme « escrit/escriture/liçon ».
Peut-être vaut-il mieux, au lieu de rejeter un texte qui ne cadre pas avec une théorie que l'on vient de construire, essayer de comprendre pourquoi l'écrivain du Moyen Age a eu l'idée de célébrer saint Thibaut par une épître farcie, ce qui n'avait rien ni de fréquent ni d'obligé.
Il y a un indéniable parallèle entre les peines qu'a rencontrées le peuple hébreu en marche dans le désert qu'évoque le texte biblique latin du jour et le cheminement existentiel de Thibaut, lui aussi un Juste en route sur les « chemins de la rectitude ». D'autre part, le compositeur de l'Epitre n'a pas retenu tout le texte de la Lectio mais seulement certains membres de phrase et – exactement de la même façon –, il a opéré un tri à l'intérieur des différentes péripéties de la Vita latine de Thibaut qu'il avait sans nul doute à sa disposition. On aboutit ainsi à une lecture pratiquée sous un angle particulier : ne sont retenues de la vie dans une trame grossièrement chronologique, que les étapes que le texte de la Sagesse vient éclairer ; la lectio joue donc bien ici le rôle typologique : la vie de Thibaut s'éclaire par le texte scripturaire comme l'Ancien Testament ne se comprend que par le texte du Nouveau Testament. Mais surtout, les ascèses de Thibaut, ses renoncements, son humilité, sa charité, son rayonnement représentent une véritable imitatio Christi, et ainsi le texte de la Sagesse, en bon texte vétéro-testamentaire, non seulement trouve sa vérité cachée dans le Christ qui en a dévoilé le sens, mais ici est également éclairé par la Vie de Thibaut, parfait reflet de la vie d'un Chrétien qui suit le modèle de son Maître. Ce dessin implicite de l'Epître peut expliquer pourquoi le commentateur a remplacé le sujet Sapientia du texte originel par Dominus et Christus dans la citation qu'en donne l'Epître,
iustum deduxit [Dominus] per vias rectas [et Christus]…
…Le Seigneur Dieu et Le Christ ont conduit le Juste par les chemins de rectitude…
Il donne aussi une explication au fait que, parmi les Miracles de Thibaut retenus, celui de la multiplication du pain, devenu pain de vie, et celui de la multiplication du vin, qui désaltère et apporte la joie, sont les seuls véritablement développés.
On aura enfin remarqué que douze est le chiffre réservé aux citations latines du texte sapiential, tandis que les versets décrivant la vie du saint tournent presque tous autour de trente vers. C'est la raison pour laquelle j'inclinerais à croire qu'il faut rajouter un petit morceau de latin après le Lectio libri sapientiae (note_6).
On peut donc penser que, si le compositeur a eu l'idée d'utiliser le registre de l'Epître farcie pour célébrer saint Thibaut, c'est qu'il voyait un signe dans la date de sa mort, il l'a ainsi expliqué à la lumière de la Lectio du jour : au lieu de choisir de faire une traduction de la Vita, il a extrait tout ce qui, dans ce récit exemplaire d'une sainteté permettait de comprendre en quoi Thibaut, jusques et y compris par la date de mort, avait inscrit sa vie dans le plan de Dieu. On ne pourra qu'en déduire l'intensité de l'admiration qu'il éprouvait pour ce saint.
La Vie en Prose
Nous avons affaire à un texte qui est très différent et dans sa forme et dans ses visées. Avant de dire quelques mots sur ses caractéristiques, on se posera quelques questions sur son origine et son histoire.
Pour son édition M. Nicolaon a choisi le manuscrit qu'il estime le plus ancien, cependant, ce n'est pas celui sur lequel il s'est fondé pour essayer de déterminer l'origine de la traduction. Il a appuyé ses hypothèses sur un manuscrit très solidement étudié par le grand philologue du XIXe s., Paul Meyer (note_7), alors que ce manuscrit se trouvait à la Bibliothèque impériale de Saint-Petersbourg, car il avait été emporté en Russie par Dubrowski, qui l'avait acheté à Paris en 1777, c'est ainsi que ce beau manuscrit a échappé à la tourmente révolutionnaire.
Ce manuscrit est probablement originaire de Champagne et il présente une version presque complète de la Vie des Pères dans sa translation romane effectuée à la demande de Blanche de Navarre, la mère de Thibaut IV comte-roi et poète. Le manuscrit ex-Saint-Petersbourg 35, aujourd'hui BnF fr. nouv. acquis. 23686, comprend, outre la Vie des Pères, une version du Roman de Barlaam et Josaphat, comme le second des deux seuls manuscrits. qui nous ont transmis la Vie des Pères champenoises (note_8). Nous nous trouvons donc là devant un ensemble de textes traduits dans le premier quart du XIIIe s. pour les grands de Champagne (comtale assurément pour la Vie des Pères, peut-être comtale ou chez l'un des grands officiers de la cour, pour le Barlaam et Josaphat).
Le second des mss qui nous ont transmis la Vie des Pères champenoises se trouve à la Bibliothèque de Lyon et est d'une origine totalement inconnue mais la langue du copiste est assez bien caractérisée pour qu'on l'identifie sans conteste : cette copie de la Vie des Pères est marquée de nombreux traits dialectaux bourguignons, dont quelques-uns indiqueraient le Lyonnais. On retrouve une langue aussi marquée dans la version de la Vie de saint Thibaut écrite par Guillaume d'Oyé ainsi que dans l'un des mss. qui nous a transmis la version champenoise du Roman de Barlaam et Josaphat (note_9).
Ainsi la Vie en prose de saint Thibaut voisine avec des textes rédigés dans le milieu comtal pendant les années 1215-1225/1250. La copie du manuscrit de Saint-Petersbourg peut être datée du milieu du XIIIe s. La Vita a donc des chances d'avoir été traduite en ces mêmes années où se poursuit un grand mouvement de traductions autour de la cour des Comtes. On pense que la chapelle castrale Saint-Thibaut de Château-Thierry a des chances d'avoir été dédiée au saint par le roi-comte et poète Thibaut IV. On voit combien ici les recherches théobaldiennes et les recherches thibaudiennes viennent s'enrichir mutuellement !
C'est aussi rejoindre sur ces points les remarques de M. Nicoalon sur le léger infléchissement champenois qu'accuse la Vie romane par rapport à Pierre de Vangadice, sa source : mention de l'êvêché de Troyes, indication d'une origine champenoise pour l'un des miraculés de Thibaut, suppression de l'allusion aux rois de France, en délicatesse avec le comte de Champagne...
Cela dit, on hésite à parler de « récupération politique » pour la Vie du saint provinois, comme le fait M. Nicolaon. Le seul qui aurait voulu « récupérer » (note_10) saint Thibaut ne saurait être que le comte de Champagne, présenté comme son parent (note_11) ; mais en ces années où il a reçu la couronne de Navarre, Thibaut IV se sent bien assez puissant pour n'avoir pas besoin de ce genre de justification. Il n'est pas non plus vrai de dire que Thibaut IV a délaissé sa province pour son Royaume, tout au contraire, il a très équitablement partagé son temps entre les deux (note_12), comme il a partagé son corps et son cœur entre les tombeaux qu'il s'était élus. Enfin, lorsqu'il accède au trône en 1234, il a déjà vécu les deux tiers de sa vie. Et son comté n'est pas encore la proie dont va s'emparer le Capétien. Thibaut IV a au moins trois fils dont son successeur, et quand Thibaut V meurt sans héritier, c'est son frère Henri qui lui succède, il faudra la mort d'Henri à la fleur de l'âge et l'accident stupide qui coûtera la vie à son fils encore bébé, pour que le comté de Champagne tombe entre les mains d'une toute petite fille, Jeanne de Navarre, héritière trop magnifique pour que le roi Philippe IV n'ait pas saisi l'occasion…
…mais nous sommes alors en 1284, et le ms. de Saint- Petersbourg avait sans nul doute déjà été recopié.
Venons en maintenant aux autres manuscrits de la Vie romane en prose, qui sont tous assez postérieurs à sa rédaction. On notera à côté du ms. de Saint-Petersbourg et du ms BnF 17229, choisi par M. Nicolaon le ms. Bibl. Mazarine 1716 dont on sait qu'il appartint à la fille de Jeanne de Navarre et de Philippe IV le Bel, la princesse Isabelle qui a écrit quelques lignes babutiantes de petite fille sur l'une des pages (« Ysabeau, fille le roi de France est bonne dame... ») ; la présence du saint Provinois dans ce manuscrit, sans doute commandité par la reine Jeanne pour sa fille, nous ramène une fois de plus vers la cour comtale.
M. Nicoalon justifie le choix de son ms de base par le fait que le ms. de Saint-Petersbourg, sans doute le plus ancien, est trop particularisé pour qu'il soit aussi le plus proche de l'original. Ce qui est sûr en tout cas, c'est que ce ms. d'une grande beauté est malheureusement incomplet, car un indélicat a découpé les magnifiques miniatures qui le décoraient et par le fait même gravement endommagé les textes, devenus lacunaire. C'est donc le BnF 17229 qui a été retenu pour l'édition de la Vie, un ms. recopié en Artois, néanmoins la Vie de saint Thibaut est exempte des traits linguistiques caractéristiques du Nord. Le picard fut considéré comme « la langue littéraire » au XIIIes. au point de justifier parfois le terme de koinê pour cette langue de très belle tenue. On peut sans difficulté relever un certain nombre de picardismes dans les textes parisiens et dans bien d'autres, tout cela justifie la très grande circonspection des philologues pour chercher des preuves indubitables en ce domaine. On s'arrêtera donc plutôt au premier fait sûr, la marque d'appartenance sur un folio d'un certain Guillermus Monachy, canonicus Pulcry Loci dont l'écriture date du XIVe s. Ce « Beaulieu » est aujourd'hui l'abbaye de SeptFonts dans l'Allier.
Avec l'abbaye de Septfonts, nous nous tournons vers la lignée des Bourbon dont la capitale n'est guère loin, car l'abbaye Saint-Lieu ensuite dénommée Beaulieu puis Septfonts fut fondée en 1132 par Guichard et Guillaume de Bourbon-Lancy, c'était une abbaye cistercienne dans la ligne de Clairvaux, sa mère était Fontenay.
Les seigneurs Guichard et Guillaume n'appartiennent pas aux seigneurs de Bourbon, qui ont donné durant de longues années des grands officiers à la cour de Champagne dont ils étaient les vassaux pour certaines de leurs possessions : le domaine de ces derniers renvoyait à Bourbon l'Archambault. A l'époque où se traduit en langue romane la Vie de saint Thibaut, Thibaut IV de Champagne a épousé Marguerite de Bourbon, fille d'Archambaut VIII dit le Grand et de son épouse Béatrice de Montluçon. Les seigneurs de Bourbon-l'Archambaut manifestaient une grande ferveur pour les Cisterciens, une affection que partagera leur fille Marguerite, épouse du comte de Champagne et roi de Navarre. Mais ils comblaient de leurs faveurs la prieurale de Souvigny, magnifique édifice clunisien qui s'enorgueillit de posséder les tombeaux de Mayeul et Odilon, fameux et saints abbés de Cluny. Les Bourbons-l'Archambaut, pour leur part, se faisaient ensevelir dans l'église voisine de Champaigue.
Nous avons ici plusieurs raisons pour justifier de la présence en ces terres bourguignonnes d'une Vie de saint Thibaut : les liens déjà anciens entre Champagne et Bourgogne se doublèrent à la génération suivante d'alliances avec le duc de Bourgogne : en effet si Hugues IV, duc de Bourgogne de 1218 à 1272, avait été un ennemi de Thibaut IV lors de la régence de Blanche de Castille, la génération suivante effaça ces dissensions quand une fille de Thibaut de Champagne et Marguerite de Bourbon, Beatrix de Champagne, épousa ce même Hugues IV, alors veuf de sa première femme, Yolande de Dreux.
Parmi les hypothèses (pour l'instant non vérifiées !) de l'origine de la copie de la Vie des Pères champenoise recopiée en Bourgogne dans les années 1265-70 (aujourd'hui BM Lyon 868), on peut imaginer que Marguerite de Bourbon-Champagne, héritière du manuscrit qu'avait commandité Blanche sa belle-mère, aurait pu le faire recopier pour sa fille Beatrix lorsque celle-ci se maria en Bourgogne. Il se peut que la Vie de saint Thibaut ait suivi un chemin analogue. Mais restons prudents.
Hugues IV de Bourgogne maria son fils aîné Eudes (1230-1269) à Mahaut de Bourbon, la fille d'Archambault IX, cousine donc par alliance du roi de Navarre Thibaut : Archambault IX avait épousé une champenoise Yolande de Châtillon-Saint Pol, fille unique et héritière d'un des grands vassaux du comte Thibaut IV. Yolande de Châtillon avait hérité de sa mère Agnès Nevers, Tonnerre et Auxerre ; elle les porta à son époux, Eudes. Le fils cadet du duc de Bourgogne, Jean, comte de Charolais, épousa à son tour la soeur de Mathilde, Agnès de Bourbon, mécène et dévote, cette fois derrière les Frères Mineurs.
Or la ville de Bourbon-Lancy en ces mêmes années blasonne
d'or au lion de gueules à l'orle de huit coquilles d'azur– ce qui est le blason des Bourbon l'Archambault.
On pense que ces armes furent données par le duc de Bourgogne Eudes comte de Nevers à la ville de Bourbon-Lancy, ce qui témoigne d'étroites relations entre les deux cités quasi homonymes.
On le voit les liens entre les familles des comtes champenois et des ducs bourguignons, ainsi qu'avec les seigneurs de Bourbon étaient étroits et fort enchevêtrés. L'ascèse érémitique et le renoncement spectaculaire des grands nobles étaient tout autant admirés en Champagne qu'en Bourgogne, où Cluny, Cîteaux, Clairvaux, Molesmes avaient de tout temps été peuplés de chevaliers, aussi ardents ascètes qu'ils avaient été d'abord braves guerriers ou joyeux bacheliers. Tous les scriptoria de ces établissements ont recopié les Vies de saints : celles de Thibaut latine et romane se trouvent à Clairvaux, le bréviaire de Cluny indique que la grande abbatiale bourguignonne célébrait la saint Thibaut.
La Vita en dodécasyllabes de Guillaume d'Oyé
C'est la seule qui soit dotée d'un auteur et d'une date. Guillaume nous explique dans le colophon qui est sa signature qu'il fut guéri par saint Thibaut d'une fièvre quarte ; on peut donc déduire sans trop d'erreur que la traduction de la vie est dictée par la gratitude d'une part, et d'autre part, que le vicaire de Tremblins éprouvait dès avant sa maladie une grande ferveur pour un saint, à qui il confia son salut, peut-être même en se rendant dans son sanctuaire, comme c'était la coutume quand on demandait une guérison.
De Guillaume d 'Oyé on sait qu'il était chargé de l'église Notre Dame de Tremblins en tant que vicaire. Très bel édifice du XIe s., l'église de Tremblins était à la nomination de l'abbaye de Cluny, raison pour laquelle R. Hill a pu supposer que le vicaire de Notre Dame de Tremblins était un bénédictin détaché à la cure de ce sanctuaire ; selon les conclusions d'Helen Manning après ses recherches :
- Il y a trace d'un Bérard d'Oyé chanoine de la collégiale saint Paul à Lyon, il vivait dans la première moitié du XIIIe s. Il élut sa sépulture dans cette même collégiale. Guillaume et Bérard appartenaient-ils à la famille d'Oyé ?
- Oyé était l'une des quatre baronnies du brionnais ; elle devint en 1070 l'apanage des seigneurs de Semur (en Brionnais) quand Geoffroy IV de Semur épousa la dame Ermengarde, héritière d'Oyé. Dès lors, la famille d'Oyé se confond avec celle de Semur, mais on ne trouve nulle preuve que Guillaume d'Oyé ait appartenu aux Semur.
- En 1260, une autre famille est fieffée à Oyé, celle des Luzy (évêché d'Autun). On n'y trouve pas davantage cependant trace d'un Guillaume.
- Cela, joint au surnom qu'il aime à citer de Belion, amène à conclure que pour Guillaume comme pour Bérard, Oyé signale tout simplement le lieu dont ces religieux étaient originaires.
La seconde question que l'on peut se poser est celle de l'endroit où Guillaume d'Oyé se rendit, soit pour implorer sa guérison, soit pour remercier son sauveteur, soit pour les deux circonstances.
Il est clair que le sanctuaire dédié à saint Thibaut le plus proche et le plus fréquenté est Saint-Thibaut-en-Auxois, qui fut en outre d'abord un prieuré bénédictin dépendant de Saint Rigaud, selon Dom Cottineau.
D'après nos sources, l'endroit se nomma d'abord Fontaines, la puissante famille des seigneurs de Thil y était possessionnée ; c'est une branche des Thil, les seigneurs de Saint Feury qui firent venir pour les écouter prêcher des religieux de Saint-Rigaud, abbaye bénédictine fondée en 1071 par un religieux d'Issoire qui s'appelait Eustroge. On fonda donc à Fontaines un prieuré sous le patronage de sainte Marie, le seigneur de Thil le dota richement.
En 1240, arrivèrent des reliques de saint Thibaut (deux côtes et de la chair imputrescible), peut-être sous l'impulsion et la demande des Thil ou de seigneurs de la région de Semur. Les miracles retentissants qui se produisirent, outre l'érection de la magnifique église de Saint-Thibaut, firent qu'à la fin du XIIIe s., le pélerinage à Saint Thibaut en Auxois apparaît comme très fréquenté.
Tout cela laisse entendre que Guillaume d'Oyé devait penser à ce pélerinage lorsqu'il confiait sa santé à saint Thibaut. Quant au texte latin de la Vita, il devait sans doute se trouver à Cluny. On remarquera que le vicaire de Tremblins ne s'est pas contenté comme les deux autres traductions romane, de la Vita Prima, il y adjoint la translation et les miracles qui l'accompagnèrent.
Il semble donc que dans le troisième quart du XIIIe s., le culte de saint Thibaut ait connu une ferveur renouvelée en Bourgogne. Le texte de la Vie en prose, traduite peut-être à l'initiative de Thibaut IV comte de Champagne et roi de Navarre et que l'on retrouve un peu plus tard dans l'abbaye de Septfonds y est alors recopié ; la Vita latine et le récit des translations connaissent une nouvelle traduction qui se veut en même temps de qualité littéraire.
Ajoutons en guise de conclusion quelques détails qui sont assez intéressants : Guillaume d'Oyé a suivi avec exactitude la Vita Thetbaldi de Pierre de Vangadice lorsqu'il retrace l'existence de son héros. A l'inverse, l'Epître farcie est celle qui utilise le plus la Vita secunda : le récit du pain salvateur découvert sur la route, le psautier demandé par saint Thibaut à Arnoul son père, la multiplication du vin, la guérison in absentia du prêtre aveugle, la première visite en Italie des parents de Thibaut sont totalement absents et de la Vie en prose et de la Vie dodécasyllabique de Guillaume d'Oyé ; cela fait beaucoup de passages pris dans la Vita II pour un texte aussi court que l'Epître.
En outre, parmi les rapprochements que l'Epître opère entre son récit de la Vie et les phrases tirées du Livre de la Sagesse qu'elle glose, certains deviennent beaucoup plus clairs si nous avons sous les yeux des parties du texte de la Vita que l'Epître a omises : ainsi lorsque Gautier s'emporte contre un vilain d'Allemagne qui maltraite Thibaut, le trouvant trop peu rentable, et va jusqu'à le piquer de l'aiguillon,– un passage de la seconde Vita que toutes nos traductions ont omis – , il est clair que la phrase de Thibaut à Gautier ne s'explique que si l'on connaît le passage correspondant en latin, alors que sans lui, rien n'a laissé entendre que l'Allemagne était terre de malice :
EPITRE FARCIE
... per vias rectas…
… par des voies de rectitude…
« Frère, nous ne resterons pas davantage ici, Mais à Saint-Jacques en Galice Allons-nous en ; laissons la méchanceté De cette terre où nous avons séjourné Tous ces hivers et ces étés. Accomplissons notre pèlerinage, Préparons donc notre route... (v. 72-78) |
VITA SECUNDA
… le saint à Pettingen travaillait un jour à arracher des mauvaises herbes dans une vigne ; alors qu'il peinait beaucoup, celui qui gardait les vignes le frappa de plusieurs coups d'aiguillon, afin de le faire travailler aussi vite que ses compagnons de travail. Gautier ému, pria alors le garde d'épargner le jeune homme, peu accoutumé au travail, lui promettant d'achever ce que Thibaut laisserait. Le maître ne fut pas touché par ces larmes et continua à frapper le saint. |
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On peut ainsi se demander si l'Epitre farcie ne fonctionnait pas comme le résumé très elliptique d'un texte que ses auditeurs possédaient tout entier en leur mémoire, en effet certains des versets sapientiaux choisis s'accordent beaucoup mieux avec la Vie en latin qu'avec le texte français. On n'oubliera pas que l'Epître farcie a été composé par un clerc pour un usage strictement religieux.
Le texte latin reste la base, mais les traducteurs ne se privent nullement de l'améliorer, en le développant (en ce sens le poème de Guillaume d'Oyé est une amplificatio), en l'infléchissant (pour l'Epître farcie qui est une abreviatio), ou même en le remettant au goût du jour.
Les rapprochements que l'on peut faire au fil du texte avec les récits des Pères du désert que toutes les abbayes du temps possédaient (il nous en reste des centaines de manuscrits !) sont ainsi susceptibles de bien des variations. En se faisant ermite, Thibaut les prend pour modèle. Ainsi lorqu'il choisit de dormir assis, il le fait avec le souvenir de l'abba Jean et des ermites des Cellia
Vie en prose, ms; 17229 (Nicolaon, p. 75)
Il fit de nombreuses pénitences différentes, entre autres, il dormit en position assise et non allongé, et faisait cela avec ingéniosité, s'étendant sur son lit devant ceux qui le servaient et se relevant promptement, dès que ces derniers s'étaient couchés pour se mettre à genoux, les mains jointes et prier pour eux et pour toute la sainte Eglise ; puis lorsqu'approchait l'heure du lever et des matines, il retournait dans son lit se coucher car il ne voulait pas que ceux qui vivaient avec lui s'aperçussent de ses agissements. |
Guillaume d'Oyé
Le glorieux corps saint ainsi s'affligeait Pour l'amour de Jésus Christ qu'il désirait ardemment. Cinq ans durant, il ne s'allongea pas pour dormir, Rapportent ses proches, il dormait assis. Il refusait les louanges et les balivernes de la foule. Et pour que l'on crût qu'il dormait, il se faisait couvrir en son lit. Mais dès que l'on était couché, Il se mettait sur son séant et c'est ainsi qu'il dormait. |
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Il est tout aussi évident que, quand Pierre de Vangadice note ce trait d'ascétisme dans sa Vita, lui aussi pense aux modèles ascétiques bien connus que son ami a imités. Les traducteurs portent sur ce petit fait divers éclairages qui vont en changer subtilement la signification. L'Epître farciele note avec sobriété comme l'exige son registre
Pas une fois il ne dormit allongéMais il se tenait assis dans son lit.
Mais elle a concédé plusieurs vers à la description du lit inconfortable et elle rattache ce passage à celui du miracle du vin dans un passage que la Lectio glose par la « fosse » périlleuse qui devient ainsi, sans nul doute la vaine gloire qui guette le thaumaturge devant sa puissance. Le sentiment que le saint frôle ce danger, mais l'évite, est renforcé par le fait que le traducteur a omis de dire que, si le tonneau de vin est vide, c'est parce qu'un diacre maladroit a laissé le vin s'échapper ; le miracle devient ainsi, dans la Vita II qui le rapporte, un miracle de l'indulgence à l'égard d'un fautif qui n' pas osé avouer son erreur, alors que dans l'Epître, le vide du tonneau reste inexpliqué, ce qui laisse au saint la pleine faculté de ses puissances presque inquiétantes.
La Vie en prose qui traduit de près le texte latin ne se trouve pas à l'étroit comme l'Epître farcie, à qui son rôle liturgique ôte beaucoup de liberté, et donc la Vie en prose décrit longuement ce lit qui a beaucoup frappé les lecteurs avec ses planches et son oreiller fait d'un souche (ou d'une buche). Puis elle passe au manège du saint qui tous les soirs fait semblant de se coucher, guette l'endormissement des autres et hop ! se lève et va prier dès qu'il est tranquille.
Si je le raconte avec cette liberté (que l'on me pardonnera), c'est qu'on a vraiment l'impression que le saint prend une sorte de plaisir innocent à tromper son monde et qu'il y a presque un jeu dans son ascèse, c'est déjà l'impression que donnait le texte latin.
Mais, même si l'auteur de la version en prose n'a pas connu l'Epître farcie chantée, il se souvient du texte de la Sagesse qui est la leçon du jour anniversaire de saint Thibaut. Notre auteur prend donc bien soin de préciser que Thibaut voulait agir en secret, mais cela ne suffit pas totalement à effacer la vaine gloire qui se tapit souvent au secret du cœur. Là encore, c'est la suite immédiate du texte qui va donner son sens au passage ; dans la Vie en prose, c'est la mort de Gautier qui suit immédiatement :
Quant il ot .ii. anz faite ceste peneance, ses compainz Gautiers randi son esperit a Nostre Seigneur (Vie en prose)
On a alors l'impression que la mort du compagnon très cher met fin aux performances ascétiques. D'ailleurs certaines copies qui suivent la Vita II racontent que c'est la mort de Gautier qui a empêché Thibaut de passer outremer pour visiter le Sépulcre. Et, toujours dans la Vie en prose, tout de suite après la mort de Gautier, le diable entre en action (c'est l'épisode suivant) comme pour tester l'humilité d'un saint, qui aurait pu lui sembler plus fragile.
En revanche, Guillaume d'Oyé raconte l'épisode des nuits de veille sur un ton beaucoup plus grave. Chez lui, l'acte d'ascèse n'est pas valorisé en soi, il est simple moyen pour mieux s'abandonner à la prière; Et la mort de Gautier, qui arrive en plein milieu d'une nuit d'oraison, non seulement ne fait pas cesser la gymnastique d'un saint qui serait quelque peu facétieux, mais cette disparition se fond avec l'ascèse ; Gautier meurt, mais ce n'est pas dans la solitude, car dans la nuit l'orant est à ses côtés, même si ni l'un ni l'autre ne le savent : la prière de Thibaut devient celle du veilleur. Gautier meurt tranquille, dans son agonie, une prière lui tient la main.
Enfin M. Nicolaon note que le saint est présenté comme une sorte de second Christ. Il vaudrait peut-être mieux dire que l'Imitatio Christi, qui était la règle de vie normale pour qui se consacrait à la vie religieuse (et cela bien avant que Thomas a Kempis ne rédige son célèbre livre) a naturellement informé toutes les actions de Thibaut. Mais cette imitation christique du saint est déjà sensible dans la Vita Latine, car Pierre de Vangadice semble avoir eu une fervente admiration pour l'ermite qui fut son ami. On ne la voit pas, en revanche, beaucoup dans l'Epître farcie qui, à se référer à l'Ancien Testament et ses Livres sapientiaux, donne au portrait du saint une certaine raideur hiératique. Mais dès la Vie en Prose et encore plus dans le poème de Guillaume d'Oyé, Thibaut devient sur le modèle du Dieu qu'il révère, à la fois « doux et humble de cœur », doté d'une miséricorde infinie. Ainsi pour prendre un exemple, à l'idéal érémitique, qui lui fait tout quitter, « entroublier » lors de son départ père et mère et frère, maison, patrie, richesses, se superpose un message envoyé à son père pour aller chercher un psautier, une parole accordée à sa mère.
Vous me saluerez ma mère (Epîtrefarcie, v. 171)
Certes il fuira l'Allemagne quand il découvre son père sous l'orme ; mais cet orme (absent seulement dans la Vie en prose qui suit étroitement la Vita Latina) est emblématique : comme le chêne de Saint Louis, il est l'arbre sous lequel se rend la justice seigneuriale. Y trouver son père et l'y rejoindre serait sans doute revenir à la vie à laquelle Thibaut a tourné le dos. Les textes romans, en n'expliquant pas pourquoi cette présence fait fuir le saint, rendent le passage très ambigu :
Un jor i trova voirementson pere don il fu dolentEt por ce qu'il li a trovéSe tint dou tout pour fol provéSe an cele terre sejornoit (Epître, v. 192-196)devient :
Apres cez choses sainz Tiebauz revint a Trieves en Alemaigne et trouva son pere, ja soit ce que bel ne li fust pas de cele troeve. .I. pou apres sainz Tiebauz se departi de la et ala a Roume… (Version en prose)
Enfin chez Guillaume d'Oyé :
A Trive la cité est sein Thibauz venuis...Iqi trova son pere dont mout fu irascusMas a jor de sa vie ne fu issi confus XLIV
Mais chez Guillaume d'Oyé, rien n'explique la venue du père, Thibaut ne l'a pas fait venir. La confusion du saint est donc le signe qu'il se sent fléchir.
Enfin l'Epitre farcie est la seule à évoquer une visite des parents à Rome, père et mère s'en retourneront, bien loin que, comme dans la Vita de Pierre de Vangadice, la mère décide de finir sa vie auprès de son fils. Le seul don que leur fait leur fils est de leur annoncer la mort d'un de ses frères qui est resté chevalier du siècle, et c'est ce chagrin-là, non celui de laisser leur fils ermite que les parents emmènent en partant :
... le saint s'en revenait de Rome,Il y avait laissé son père et sa mère V. 355Qui voulaient s'en retournerEn France dans leur séjour de Provins.Il leur fit annoncer à ce momentQu'un de leurs fils était mort :Il avait péri au cours d'une bataille V. 360Car c'était un chevalier éprouvé.Ils en éprouvèrent un tel deuilQue sept jours durant ils veillèrent le corps du mort.
Bien différentes seront les retrouvailles à Salanica, dans la version en prose comme dans celle de Guillaume d'Oyé. Celles avec le père ne donnent lieu à aucun détail d'autre que le bonheur de se revoir :
Quant li peres et la mere saint Tiebaut oïrent noveles de lui, il vindrent a lui atout grant compaignie de gentix genz et furent molt lié quant il le trouverent. Entre les joies et les larmes et les soupirs que la mere faisoit por son fil qu'ele avoit trové et por son païs et ses autres enfanz qu'ele avoit laissié, elle vainqui la charnel amor dou monde et s'acorda a l'esperitel amor de Dieu (Vie en prose)
Et le passage se clôt sur l'expression « Saint Thibaut son fil ».
Le texte de Guillaume d'Oyé est encore plus marqué par la tendresse familiale, il amplifie largement Pierre de Vangadice, pourtant déjà fort sensible à cette affection très humaine. Nous ne serons pas étonnés de voir Thibaut mourant remettre sa mère à son ami l'abbé, suivant ainsi le modèle du Christ confiant sa mère au disciple qu'Il aimait.
Il demanda de faire appeler un abbé nommé PierreQui lui était plus attaché par l'affection que tout autre.Cette même année, il avait été en ce lieu par cet abbé consacréDans le saint ordre des moines qui a tant d'amour pour Dieu.LXXXIIISaint Thibaut lui recommanda, c'est la vérité, de garder sous sa protectionSa mère en même temps que ses fils spirituels.
De ces quelques analyses, bien rapides en face d'un texte aussi riche, on peut déduire que les trois traductions proches dans le temps, proches sans doute aussi dans l'espace qui les vit naître ou chez les seigneurs qui les favorisèrent, sont pourtant de dessein très divers.
Ecrite sans doute en Champagne-Brie là où saint Thibaut était particulièrement à l'honneur, l'Epître farcie a été composée par un religieux pour un usage strictement liturgique. Le saint entre dans le chant ecclésial avec une stature hiératique ; on le place à côté de saint Etienne protomartyr ; présenté comme doué de prophétie, il est la voix de tous les Justes qui marchent sur les chemins de rectitude. Il garde cependant quelques traits touchants qui évoquent plus la douceur christique. L'auteur en est parfaitement conscient : n'a-t-il pas remplacé Sapientia par Dominus Christus ? Mais il ne choisit pas de développer cette caractéristique, déjà explicite chez Pierre de Vangadice.
Peut-être traduite pour Thibaut IV ou son milieu, la Vie en prose serait alors destinée à un roi d'âge déjà mûr ; le prince-poète connaît sans doute le texte latin et est à même d'apprécier la fidélité et les divergences significatives qui infléchissent le texte. Il fait partie de ceux qui ont lu en prose romane la Vie des Pères, il comprend et admire l'idéal érémitique. Mais sans doute a-t-il connu aussi le Barlaam et Josaphat où le fils chrétien sauve de l'Enfer son père Avennir le persécuteur : ce tyran éprouve une affection déchirante pour son enfant, devenu l'Etranger absolu en se convertissant au christianisme (pour le tyran une secte à détruire), ce père connaîtra une seconde naissance en re-naissant dans la foi de son fils, les liens du Père et du Fils ont hanté le Moyen Age.
Dans la Version de Guillaume d'Oyé, il ne s'agit pas de père mais de mère. Quoi d'étonnant pour le vicaire de Notre Dame, pour un moine de Cluny où la Vierge a toujours été tendrement chérie ? Son saint Thibaut est un homme de compassion, un guérisseur au cœur doux. Il est donc bien naturel que Guillaume honore son saint dans un sanctuaire où se multiplient les miracles.
Ce saint aux facettes diverses se retrouvera pour finir dans l'unique mss BnF 24870 qui nous a transmis les deux Vies en vers. Ce ms. du XIIIe s. contient le texte absolument terrible d'Innocent III (de la misère humaine) qui n'est qu'un cri d'horreur et de dégoût à l'égard du corps humain, « la chair » qui relève irrémédiablement de la charogne, lieu et cause du péché. Mais le commanditaire du ms. 24870 (une femme ?) s'est également fait recopier un traité sur les sacrements : celui du mariage est mis sur le même plan que celui des moines ; le suivent une explication glosée des prières du dimanche, un petit catéchisme, une encyclopédie sur les pierres précieuses, une poésie à la Vierge Mère et, pour finir, nos deux vies de saint Thibaut, avec leurs divergences et leurs convergences, l'Epître farcie et la traduction rimée de Guillaume d'Oyé.
notes
note 1: cf Vita sancti Theobaldi, eremitae (in)Acta sanctorum Juin, tome V, p. 593 ; Mabillon, Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, Paris, 1685, p. 163-189. En ce qui concerne les Vies en langue romane, l'Epitre farcie a été éditée par Raymond Hill, Two old french poems on saint Thibaut, New-Haven-London, 1936, , la Vie en prose par Manuel Nicolaon, Vie de saint Thibaut de Provins, Brepols, 2007 , la Vie en alexandrins de Guillaume d'Oyé par Helen Manning, La vie de saint Thibaut an ol french poemof the thirteenh century, New-York, 1929, elle a été reprise et précisée par Raymond Hill dans son édition de 1936 [retour].
note 2 : Anne Bondéelle-Souchier, in « Les moniales cisterciennes et leurs livres manuscrits dans la France d'Ancien Régime », Cîteaux commentarii cistercienses 45, 1994, p. 193-337 [retour].
note 3 : « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de l'hagiographie ont-elles changé aux derniers siècles du Moyen Age ? », collection de l'Ecole française de Rome, 1991, vol. 149, p. 161-172 [retour].
note 4 : Ce genre a été remarquablement étudié, d'un point de vue littéraire, par Yvonne Cazal, Les voix du peuple, Verbum Dei :le bilinguisme latin-langue vulgaire, Genève, 1998. Je ne partage pas totalement son analyse en ce qui concerne l'Epître farcie consacrée à saint Thibaut [retour].
note 5 : Les Voix du peuple...op. cit. p. 145 [retour].
note 6 : Il est assez aisé de faire une reconstitution du texte en ce sens [retour].
note 7 : Notice d'un légendier français conservé à la Bibliothèque impériale de Saint Petersbourg, tome XXXVI, p. 677-716, à compléter par le plus récent Albums de manuscrits français du XIIIe siècle, Viella, 2001, » le ms. Paris BnF nouv. acquis 23 686 », p. 143-145. Toutes nos vérifications ont été faites sur le texte du ms. lui-même, accessible sur le site Gallica [retour].
note 8 : Il ne reste que deux mss complets de La vie des Pères commanditée par Blanche de Champagne, le Lyon BM 868 et le Paris BnF 1038, d'origine orientale (Lorraine ?) [retour].
note 9 : Précisément celui choisi par son dernier éditeur, Leonard Mills, Genève, 1973 [retour].
note 11 : On se contentera de rappeler combien le grand spécialiste de la Champagne, Michel Bur, est sceptique sur ce point [retour].
note 12 : Il suffit pour s'en convaincre de regarder où il a écrit et signé les chartes que nous possédons de lui, un travail déjà accompli par les savants du XIX siècle comme Longnon ou d'Arbois de Jubainville [retour].