realia > mot du vocabulaire philosophique latin médiéval : realis/realitas (les biens, les propriétés)

 

Nous connaissons saint Thibaut par divers récits hagiographiques ou Vie. Mais il faut d'abord noter que le saint ermite occupe une place particulière dans ce genre litéraire, car, contrairement à beaucoup d'autres, la plus ancienne Vita repose sur le témoignage d'un contemporain et ami du saint : cette Vita fut écrite en latin par l'abbé Pierre de Vangadice1.

La Vita primitive nous est conservée dans deux très anciens mss celui de la Bibliothèque d'Alençon, (XIe/XIIe s.), et celui de la Bibliothèque Mazarine à Paris, peu éloignés de la mort du saint. Vingt-cinq autres manuscrits un peu plus récents témoignent du succès que connut cette Vita sancti Theobaldi.

Les Vitae latines étaient lues en église au jour anniversaire du saint. Mais ces textes pouvaient aussi être lus hors église, ils passaient alors par le truchement d'un clerc au service du seigneur. La lecture, toujours à voix haute s'accompagnait d'une explication au fil du texte. Cependant l'Eglise ne refusa jamais que le texte sacré accédât à la traduction : dès le début du XIIs., on se mit à traduire la Bible, en commençant par les Livres poétiques, le Cantique des Cantiques et les Psaumes.Au XIIIe siècle, comme beaucoup d'autres récits hagiographiques, la Vie de saint Thibaut fut traduite en langue vernaculaire, répondant ainsi à la demande des laïcs du temps. Les traductions romanes étaient le plus souvent à usage privé : elles étaient destinées à la récitation devant de petits groupes ou parfois réservées à la piété particulière d'un grand ou d'une châtelaine qui avaient à leurs côtés un chapelain attitré. On utilisait aussi les traductions en roman dans les abbayes de moniales, car le plus souvent ces dernières ne possédaient pas parfaitement la langue latine2.

Il nous reste trois traductions romanes de la Vie de Thibaut, fort différentes.

*La Vie en prose est une translation, fidèle au moins pour la trame au texte de Pierre de Vangadice.

 

*La Vie en octosyllabes est une version courte qui appartient au genre de ce que l'on appelle les « épîtres farcies », elle avait donc un rôle strictement liturgique.

 

*La vie en quatrains écrite en vers dodécasyllabiques (que l'on appelle aujourd'hui des alexandrins) est la seule dont on connaisse l'auteur, Guillaume d'Oyé et la date, 1267 ; elle comprend, à la suite de la Vie et des premiers miracles du saint le récit du rapt et de la translation des reliques, passage qui n'appartient pas à la Vita primitive.

 

On peut raisonnablement ranger les pièces romanes dans l'ordre chronologique suivant : l'Epître farcie sans doute première moitié du XIIIe s. ; la Vie en Prose, vers le milieu du XIIIe s., la mise en alexandrins de Guillaume d'Oyé en 1267. S'il est vrai que le culte de saint Thibaut était déjà bien fixé au début du XIIs., le XIIIe s., en tout cas, a connu un remarquable élan de dévotion pour notre saint, comme le montre cette concordance.

De ces trois versions de la traduction que chacune a menée à sa façon, le sort a été bien différent : les deux vies en vers (dont l'anonyme est certainement de beaucoup la plus ancienne) ont pourtant été recopiées dans un même et unique manuscrit, le BnF 24870 qui date du XIIIsiècle (la version de Guillaume d'Oyé étant de 1267, le manuscrit date plutôt de la fin de ce siècle, même si plusieurs scribes l'ont exécuté).

En revanche, la traduction en prose nous est parvenue dans quatorze manuscrits dont plusieurs sont d'origine monastique, elle a été recopiée tard, jusqu'au XVs., alors que la langue change comme les centres d'intérêt entre le temps de saint Louis et la guerre de Cent ans !

Cependant, à côté et en même temps que les traductions plus accessibles à tous, les textes en latin pratiquaient continûment la récriture, qui consistait le plus souvent en amplificatio, enenrichissement de nombreux détails qui venaient développer et préciser la Vita source. C'est le cas du texte que l'on trouve dans le ms. dit Ménard, car il provient d'un seigneur nommé Ménard de Tours qui vécut au XIVe. Il est intéressant de noter que le texte est antérieur à la copie du ms. Ménard puisque c'est ce texte qui est la source des versions en vers. Les diverses récritures latines qui ont suivi la Vita primitive concernent essentiellement le Prologue, d'une part, le récit des Miracles et la translation du corps d'autre part.

 

Le sujet ici traité porte sur les realia, neutre latin bien commode pour désigner tout ce qui compose le quotidien d'un homme ou d'une époque. 

Mais il faut d'abord poser quelques limites à une analyse. En effet, l'écriture hagiographique au Moyen Age répond à des règles extrêmement fixes et précises, comme d'ailleurs tout écrit de ce temps. L'auteur s'efface derrière les documents qu'il utilise et, s'il en est, derrière ses prédécesseurs, il compose avec ce que l'on appelait autrefois des lieux communs, mais on a aujourd'hui plutôt recours au mot grec topos (qui a exactement le même sens que « lieu commun »...). Pour prendre un exemple, la sagesse exceptionnelle d'un futur saint se manifeste dès son enfance, c'est le topos du puer senex. Un tel topos se trouve déjà exprimé tel quel dans la Vie de saint Hylarion rédigée par saint Jérôme entre 389 et 392 il provient des écoles de rhétorique de l'Antiquité, que le Moyen Age a fidèlement poursuivies, :on apprenait à écrire et composer un livre avec une technique bien rodée et des matériaux choisis, exactement comme aujourd'hui l'artisan apprend son métier.

l'annonce à une future mère de la sainteté de son enfant à naître

Il en va de même pour prendre un topos cette fois bien présent dans la Vie de saint Thibaut de l'annonce faite à une femme enceinte qu'elle porte en son sein un héros (du temps des Grecs et de Romains, par ex pour Apollonios de Tyane, sage païen au début du IIIe siècle) ou un saint (par ex. la mère de saint Bernard, Aleth rêvant qu'elle porte un chien, symbole de la fidélité).

Nous avons découvert que sa naissance avait été annoncée par saint Thibault évêque de Vienne, grâce à un récit de ses familiers dont la sincérité est hors de doute et, ce qui est plus sûr, par une affirmation de la mère de ce même bienheureux. Ce prélat en effet, grand oncle maternel de saint Thibault, portait le même nom. Tandis qu'il s'entretenait avec la mère de dame Willa, mère de ce bienheureux, il dit entre autres choses : O généreuse parente, réjouis-toi, car de toi sortira la mère qui doit enfanter un fils de grand mérite qui l'emportera sur tous les hommes de notre lignage… et sera grand devant Dieu et devant les hommes. Une pauvresse de bonne volonté a rendu témoignage à cette présence. Rencontrant la mère du Bienheureux déjà enceinte, elle lui adressa ces paroles de réconfort : Réjouis-toi, dame qui porte dans ton sein un fils qui aura une place importante auprès de Dieu et sera la gloire de ses parents.

Il semble que la prophétie de Thibaut évêque de Vienne (927-1001) annonçant qu'il naîtrait de sa race par voie matrilinéaire un garçon qui serait un saint, prophétie reprise une seconde fois par une pauvre veuve à la mère de Thibaut relève de cette topique. Il faut donc toujours rester très prudent et ne pas interpréter comme un trait particulier ou original ce qui est un motif habituel du genre littéraire que l'on étudie.

Cependant il ressort de ce passage un trait, cette fois, tout à fait propre à l'époque de saint Thibaut et que l'on peut, pour sa part, ranger dans les coutumes du temps : le prénom du fils est héritage et il se porte de génération en génération. C'est le cas de Thibaut dans la famille des Comtes de Chmpagne, et c'est vrai aussi pour les frères cadets, Henri et Guillaume, ce dernier semblant même réservé à celui que l'on destine à une carrière ecclésiastique. Avec saint Thibaut de Vienne, ce n'est pas à la famille comtale que renvoie le prénom Thibaut, mais à la famille maternelle du saint :

Saint Thibault, appartenant à la nation franque, originaire de la région de Sens, est né et a été élevé à Provins, son père était Arnoul et sa mère Willa.

Si le père de saint Thibaut s'appelait Arnoul, c'est l'abbé de Lagny, Arnoul, qui en portait le nom, on peut ainsi supposer que la branche maternelle était plus noble que la branche paternelle ? Ce qui rejoindrait l'idée défendue par Michel Bur que la parenté comtale du père de saint Thibaut relevait plutôt d'une branche collatérale de la lignée comtale, – frère ou cousin ?

Avec l'évêque de Vienne, nous sommes du côté empire : le futur évêque fut élevé à la cour de Conrad III dit le Pacifique, roi de Bourgogne et –un temps– du Royaume d'Arles (925-993) . Conrad était le protégé d'Otton roi de Germanie, lui-même lié à l'épouse du roi Louis IV d'Outremer. On terminera ce rapide tour d'horizon en évoquant le mariage de la fille de Conrad avec Eudes I de Blois, fils de Thibaut le tricheur. Au temps de ces carolingiens la comté de Champagne compte moins pour ces puissants seigneurs que les possessions autour de Blois et de Tours.

Ici il s'agit moins de realia que d'histoire proprement dite.

Enfin, on notera les liens d'héritage germanique (franc) qui unissent étroitement l'oncle maternel au fils du seigneur, les chansons de geste fourmillent de témoignages en ce sens (à commencer par la Chanson de Roland) .

 

la lignée de Thibaut

Les Vita s'accorde à faire naître saint Thibaut au temps du fameux Eudes II de Blois (983-1037), seigneur magnifique, dont la fin tragique évoque celle de Charles le Téméraire. Le dernier point que nous relevons en cette introduction est le parrainage de Thibaut dans la lignée, cette fois, de son père :

il renaît en Dieu et de l'Esprit Saint, après avoir reçu le nom de Thibault, le grand évêque de Vienne, auteur du présage, et aussi du comte Thibault [Thibault III de Blois / Thibault I de Champagne, 1019-1089] apparenté à lui et portant le même nom, qui le tient sur les fonts baptismaux.

Ce comte Thibaut (1019-1089), fils d'Eudes II réussit à unir sous son unique chef le comté de Blois et celui de Champagne. De l'affirmation qu'il aurait été le parrain du saint, on ne peut tirer aucune certitude : cette information vient du ms. Ménard mais n'est pas dans la vie de Pierre de Vangadice. Ce peut être une connaissance venue de la tradition orale, ce peut être aussi une légende greffée sur la Vie du saint.

Nous abordons alors une autre difficulté dont il faut tenir compte. Les mss en langue romane sont postérieurs à la Vie du saint. Il faut donc souligner que les realia qu'ils nous donnent à voir sont souvent, eux aussi, plus ou moins postérieurs à l'époque où vécut l'ermite ; les renseignements qu'ils nous apportent n'en sont pas moins précieux, mais il faut toujours les replacer dans leur temporalité : ainsi il se peut tout aussi bien que la lignée comtale ait choisi d'attirer le saint dans sa proche parenté alors qu'il nes'y trouvait pas originellement ; ce serait une preuve de l'admiration et du culte que les comtes de Champagne auraient nourris pour le saint.

 

le bourg de Provins

Provins, où nous avons dit que le saint était né, est un endroit peuplé, jadis du ressort du fameux comte de Champagne Eudes, et du père de Thibault, son successeur dans le comté.

Dans le texte latin le terme provinum castrum est excellemment rendu Guillaume d'Oyé par chastiaus

 

Provins est .i. chatiaus ou seinz Tibauz fu nez

Ce est lues qui de puple est mout bien pupliez

.i. conte de Champaigne, Odes estoit clamez

Estoit pruchains de lui qui mout fu renomez

Provins est une ville-forte où naquit saint Thibaut,

C'est un lieu très peuplé de bonne gens

Un des comtes de Champagne nommé Eudes

Qui était très renommé fut le proche parent du saint

 

En ancien français, chastel /chastiaus n'a pas le sens étroit que nous lui donnons aujourd'hui, il représente non seulement la forteresse (castellum) mais tout le bourg qui lui est accolé, en ses encientes souvent multiples. Voici donc une image réaliste de Provins au XIe : un petit bourg solidement protégé.

 

les connaissances religieuses de Thibaut adolescent

 

Thibaut a vécu à une époque trop haute pour que, chevalier, on imagine qu'il ait possédé une bonne connaissance des lettres. Tout laisse penser qu'il était destiné au métier des armes. Le ms de Ménard nous informe d'ailleurs un peu plus loin du fait qu'il ne savait pas lire. Mais Thibaut participe du grand élan ascétique qui souleva le XIe siècle. Les connaissances de l'adolescent sont marquées elles aussi de la culture très religieuse du temps :

 

Que il fu harmitains avoit il grant talent

Halyas fu premiers, ço trovons nos lisant

Et seinz Johanz Baptistes qui mout fu de grant gent

Et Paules et Antoines ce set l'on voirement

Il avait très grand désir de se faire ermite.

Elie en fut le premier , nous le trouvons dans le Livre

Puis saint Jean baptiste, qui était de grande sagesse

Puis Paul et Antoine, on en a la certitude

 

Le martyre n'est plus le rêve héroïque des jeunes nobles en ce XIe s. ; ce qui les pousse, c'est de se retirer du monde et de ses fastes – la vie commence à peine à s'adoucir qu'ils rêvent déjà de conditions plus rudes!-, et s'adonner à l'ascèse la plus radicale (on se rappellera qu'ascèse en grec voulait dire « exercice » notamment sportif). Ils abordent cet idéal avec comme livre guide la Vie des Pères qui donne pour modèles vétérotestamentaire, Elie, néotestamentaire Jean Baptiste, erémitiques Paul l'ermite et saint Antoine.

Nous entrons alors dans le quotidien d'un jeune noble d'alors. Il a écouté les récits des Pères du désert, sans doute à l'Eglise ou au monastère où ils étaient lus très souvent. Il s'en ouvre à son compagnon Gautier, il apprend que vit, retiré sur une île de la Seine, un ermite au nom très germanique de Burckart (le saint éponyme fut compagnon de saint Boniface et mourut martyr au temps de Charles Martel). Sans doute quand l'âge le rendra dépendant, l'ermite se serait retiré au monastère de Saint Pierre-le-Vif de Sens. Thibaut suivra une trajectoire assez semblable.

 

Gautier le compagnon et le « mestre »

Toujours dans les realia on notera le personnage de Gautier. Le texte latin nous dit qu'il était quodam milite suo, l'un des chevaliers de Thibaut, un peu plus loin qu'il est son collega (son compagnon) puis son socius (son « complice »). Gautier qui mourra en Italie apparaît comme plus âgé que Thibaut, plus robuste aussi : soumis comme le jeune homme à un épuisant travail du sol, il souffre nettement moins, Thibaut est un nobilis juvenis, son rang est supérieur à celui de son compagnon. Quel est alors le statut véritable de Gautier ? Voyageant avec le jeune homme de Provins à Reims, Gautier pourrait être son écuyer, mais nous apprenons ensuite que les deux chevaliers ont une compagnie d'écuyers dont ils vont se séparer. Plus âgé, Gautier est probablement celui qui a garanti aux parents de Thibaut la protection et responsabilité d'un adolescent encore peu expérimenté, je verrais volontiers en lui celui que les romans contemporain appellent le mestre. Maître d'armes, mais aussi maître des mœurs dont le meilleur exemple est celui de Chrétien de Troyes dans le Conte du Graal : Il se nomme Calogrenant et sous sa conduite attentive, le naïf Perceval se muera en chevalier accompli.

 

le passage à Reims et la question de l'adoubement

XXXIII Saint Thibaut et Gautier allaient de compagnie,

Sans plus attendre, ils se mirent à cheval

Et n'emmenèrent avec eux que leurs seuls écuyers.

Ils partirent tout droit vers la ville de Reims.

 

XXXIV Voilà que saint Thibaut, chevalier de la chevalerie

De Jésus, le puissant Roi, a laissé sa maison,

Et son père et sa mère, et ses frères : il les oublie,

Sa parenté, ses serviteurs, la compagnie des siens.

Comme s'il voulait ceindre pour Pâques l'épée de la chevalerie,

Avec Gautier, le voilà qui prend la route.

 

Ce texte, fort elliptique, nous laisse assez perplexes sur les causes qui ont conduit à Reims les deux compagnons. Ils prennent hôtel au bourg Saint Remi (sancti Remigii suburbium) qui était alors séparé de la cité archiépiscopale même, quoiqu'ils se présentent comme nobles et non pèlerins ; l'archiabbaye béndictine de Saint Rémi recevait effectivement pauvres et pèlerins. D'autre part Reims ne fait pas partie de la Champagne comtale, la cité a toujours regardé du côté de la couronne : Henri I y est sacré en 1027. L'évocation d'amis à aller visiter incite Guillaume d'Oyé à ajouter une remarque, absente de sa source

praetenta occasione alloquendorum amicorum

comme s'ils voulaient parler à leurs amis

Mais pour connaître leur arrivée, nul autre que Dieu, sachez-le bien !

Si le choix de Reims reste obscur, le but du voyage n'est pas absolument certain :

quasi proximo Pascha accincturus militiae cingulum

La traduction de Guillaume d'Oyé, laisse entendre que Thibaut est venu se faire adouber. Celle de Frère Alban est beaucoup plus ambiguë,

pour ceindre la ceinture du service

Il est évident que le texte est une allusion à Rom. 14, 12 (les armes de lumière) et surtout Éph. 6, 13 sq. 

Propterea, accipite armaturam Dei ut possitis resistere in die malo et omnibus perfecti stare. State ergo succincti lumbos vestros in veritate et induti loricam iustitiae et calciati pedes in praeparatione Evangelii pacis. In omnibus sumentes scutum fidei in quo possitis omnia tela nequissimi ignea exstinguere ; et galeam salutis adsumite et gladium Spiritus quod est Verbum Dei (texte de la Vulgate)

Le texte de la traduction semble bien se référer à un adoubement

 

Conme s'il vosist ceindre de la chivalerie

L'espee a la Pasque aviau Gautier s'avie

…Comme s'il voulait ceindre l'épée de la chevalerie

Il prend la route à Pâques avec Gautier

 

 

Quoi qu'il en soit, nous sommes au XIe et l'adoubement est bien loin d'être le rite sacralisé par l'Eglise qu'il deviendra. Jean Flori écrit que, dès la fin du XIe au moins, les nouveaux chevaliers reçoivent leur épée de l'autel où elle a été préalablement bénie. Les rites plus développés concernaient alors surtout les rois : on distingue l'épée réelle qui servira au combat, de l'épée de justice propre au pouvoir royal. Ce n'est qu'au XIIe siècle que de véritables adoubements apparaissent dans les textes qui les attestent.

Ici nous aimerions bien que le texte soit plus détaillé dans ce qu'il laisse entendre de la réalité ! mais d'un autre côté sous la plume de l'abbé de Vangadice n'était-ce pas plutôt le glaive spirituel et les armes de lumière qu'il voulait invoquer pour cette entrée en « chevalerie celestielle » (comme diront les auteurs de la Quête du saint Graal) de notre saint ?

Enfin, Guillaume d'Oyé transforme un retour dans la nuit qui se déroule un peu au hasard en une décision mûrement arrêtée de fuite

 

Ils essayèrent de revenir sur leur pas de nuit (Texte latin)

Pendant la nuit sans bruit, ils s'en allèrent (Vie romane)

Mais de toutes façons au Moyen Âge, il n'y a pas de hasard ! Dieu est maître du réel et toute rencontre est signifiante.

 

le changement de vêtements

Le récit du moment où bascule l'existence de Thibaut est à la fois très vivant et très laconique

 

Que vos diroie je ? .ii. pelerins troverent,

De lor tres bones robes endui se despoillerent.

A çaus.ii. pelerins laintenant es livrerent

Et de lor povretes porvement s'ahornerent

Sanz seüe, Des ou set s'en alerent.

 

latin : exutis suis optimis ac militaribus indumentis …

commutatis resarcitis et vilibus....

…… Christum induunt

Que vous dire ? Ils rencontrèrent deux pèlerins

Et tous deux se dépouillèrent de leur magnifique vêture.

Sur le champ, ils l'offrirent aux deux pèlerins,

Revêtant pauvrement leurs pauvres guenilles,

En cachette, les pieds nus, Dieu sait où, ils partirent.

 

La traduction de Guillaume d'Oyé ne suit pas exactement là non plus le texte latin : le ms. Menard écrit que les habits abandonnés par les jeunes seigneurs étaient d'excellente qualité (optimis) et accompagnaient leurs armes habituelles (militaribus l'épée, une dague...) ; quitter cette sorte d'uniforme est bien changer de statut en abandonnant toute forme de violence : c'est l'image de saint François chassé par son père et déposant devant tous tous sa vêture luxueuse pour se réfugier nu dans les bras de l'évêque ; le Moyen Âge friand de symboles y voit la réalisation au sens propre du dépouillement du vieil homme préconisé par les Ecritures : cela s'appelle revêtir le Christ (Christum induunt)

Guillaume d'Oyé écrit de son côté avec ses conceptions de contemporain de saint Louis : la robe est le mot générique d'ancien français pour désigner tout ce qui revêt le corps – sauf les pieds (cf garde-robe aujourd'hui) ; c'est le mot qu'emploient toujours les romanciers, par ex pour le chevalier que l'on reçoit en hôte à qui l'on donne, dès qu'il entre dans le logis, « une robe fraîche et propre ». Ce vêtement est spécifiquement celui des nobles, les pauvres et les paysans portent, pouR leur part, une tunique courte, sur une chemise (camisia) et des braies, mais c'est surtout le tissu (lin fin pour les riches, chanvre pour les plus pauvres) qui marque la différence.

L'Epître farcie de son côté définit avec précision le costume des pèlerins :

Ont deus pelerins ancontré

Vestuiz d'esclavigne et de here.

Et cil qui voloient bien fere

Ont demandé sanz plus atandre

Lor deus esclavignes a vandre.

Lor robes et lor chauceüres,

Lor chemises por heres dures,

Ont doné es pelerins

Por avoir senz plus lor tapins

Ils ont rencontré deux pèlerins

Qui avaient vêtu la robe [du pélerinage] et la haire

Nos deux chevaliers qui voulaient faire le bien

Leur ont demandé sans plus attendre

De leur vendre leur tenue,

Robes et chausses et chemises [de corps],

En échange des haires dures,

Ils ont tout donné aux pèlerins

Pour ne posséder rien que le manteau.

 

Les pèlerins portent l'esclavigne qui est une longue robe sans ceinture que caractérise son étoffe velue, non travaillée, partant à la fois chaude et (relativement) imperméable ; avec le bourdon (gros bâton de marche) et l'escharpe (sacoche que l'on porte en aumonière), nous avons l'uniforme du pèlerin. Mais ici il ne s'agissait nullement de pèlerins, partis pour honorer un saint ou lui demander la réalisation d'un vœu, puisque ces inconnus portent aussi la haire, morceau d'étoffe rugueux et désagréablement irritant que l'on portait à même la peau sous la robe pour expier en pénitence une grave faute. L'échange des vêtements, assez étrange, a d'abord un sens symbolique, les deux chevaliers deviennent des pénitents, ils vont expier leur vie passée sans doute trop insouciante ; les pénitents de leur côté endossent la faute de ces passants et la porteront avec eux par solidarité. C'est aussi la raison qui les pousse à choisir de voyager deschaus (les pieds nus). Enfin le mot tapin (verbe s'atapiner : se dissimuler) implique que les deux compagnons, naguère chevaliers et amis du paraître quittent la vue des hommes en délaissant leur vie ; ils sont des âmes en pénitence, que l'on respectera et qui méritent la discrétion d'autrui.

 

les travaux en Allemagne

La question de savoir pourquoi les deux pèlerins choisissent de se rendre en pays thiois relève de l'Histoire. Mais les travaux qu'ils accomplissent durant cet épisode de leur existence. sont eux aussi tirés de l'expérience réelle du temps.

Ils ont tout d'abord vécu de mendicité

 

Nuz piez ont tant tenu lor herre

Qu'i vindrent en tioche tere.

La quistrent cil dou menu pain

Por Deu et au soir et au main (Epitre farcie)

Et les pieds nus, ils ont marché si longtemps

Qu'ils arrivèrent en terre d'Allemagne.

Là, ils mendièrent un peu de pain

Pour Dieu, le soir et le matin

 

Mais l'humiliation d'accomplir un travail de manants semble plus grande encore et les pèlerins gyrovagues ont toujours été suspects. Les deux compagnons deviennent alors des travailleurs qui se louent pour un salaire de misère. Les travaux évoqués ne sont pas exactement les mêmes selon les traductions : la traduction en prose est la plus proche du latin :

La demourerent il molt lonc tens et soffrirent de lor propre volenté granz povretez por l'amor de Jhesu Crist et soffrirent granz travaus por lor vies. Il portoient pierres a lor cous, il fauchoient les prez, il curoient le estables. A la parfin il firent charbon et en tel menniere gaaignoit povrement lor vies

Ils y demeurèrent pendant longtemps et ils souffrirent de leur plein gré une forte pauvreté pour l'amour de Jésus Christ, ils endurèrent de grands tourments pour assurer leur subsistance, ils transportaient des pierres sur leur nuques, ils fauchaient les prés, ils nettoyaient les écuries. Pour finir, ils devinrent charbonniers et c'est de cette façon qu'ils gagnaient pauvrement leur vie.

 

Ils s'occupent de tâches de portefaix : porter des pierrres et servir les maçons évoque les chantiers de constructions de cathédrale, parmi d'autres vies de saints où le saint s'occupe à cette tâche éreintante et mal considérée, on évoquera saint Renaud (Reinhardt, honoré à Cologne précisément) qui est sans doute le modèle sous-jacent ; mais le même motif est traité dans la chanson de Girart de Roussillon noble révolté qui expie les massacres dont il fut responsable par ce travail très pénible. On notera que ce cycle de chansons est souvent très germanophobe, ici aussi la terre d'Allemagne est « terre de malice » et le climat assez germanophobe :

« Frère, nous ne resterons pas davantage ici,

Mais à Saint-Jacques en Galice

Allons-nous en ; laissons la méchanceté

De cette terre où nous avons séjourné

Tous ces hivers et ces étés.

 

Quant à la confection de corbeilles, elle est directement emprunté aux récits des ermites de la Thébaïde dont c'était le travail habituel (avec des feuilles de palmier)

Les autres travaux sont plus clairement paysans : faucher les prés ou nettoyer les étables, bois couper, cueillir les herbes (Vie en prose) ; reste le travail de charbonnier : dans l'Epitre farcie, les deux compgnons semblent être des livreurs

An yver portoient charbon

Quant la galee est en saison.

En hiver, ils transportaient du charbon

Quand la saison [r]amène le gel.

 

Dans l'Epitre farcie, ils sont véritablement des charbonniers. Les charbonniers sont parmi les plus pauvres des campagnards, vivant isolés en forêt ; ils sont en outre assez mal vus et même leur visage et leurs habits constamment couverts de suie les déconsidèrent. En outre les charbonniers étaient souvent des marginaux, ils avaient fui la société des hommes à la suite de quelque faute ou d'un trait de caractère difficile. On mesure l'abnégation de qui choisit volontairement cette activité.

Il est cependant intéressant de noter que le texte latin du ms. Ménard charge tout particulièrement le portrait du maître allemand qui persécute Thbiaut, lequel est à la fois malhabile à des travaux inaccoutumés et trop frêle pour les mener à bien

… le saint à Pettingen travaillait un jour à arracher des mauvaises herbes dans une vigne ; alors qu'il peinait beaucoup, celui qui gardait les vignes le frappa de plusieurs coups d'aiguillon, afin de le faire travailler aussi vite que ses compagnons de travail.

Gautier ému, pria alors le garde d'épargner le jeune homme, peu accoutumé au travail, lui promettant d'achever ce que Thibaut laisserait.

Le maître ne fut pas touché par ces larmes et continua de frapper le saint. (VITA SECUNDA)

 

Aucune des traductions n'a repris cet épisode absent de la Vita source. On aimerait croire qu'au XIIIe s. ce genre de sévices paraissait plus monstrueux.…

 

apprendre les Lettres

Saint Thibaut est un ermite particulier, car il devint prêtre. Nous avons vu qu'il n'avait pas été instruit quand il se destinait à la chevalerie. Il lui fut donc nécessaire de se former à un moment de sa vie ascétique. Nous retrouvons la réalité contemporaine pour cet apprentissage. Thibaut va apprendre à lire, comme tous les enfants de son époque dans le psautier

 

Apres avint, si com trevon,

Que sainz Thibaut son compainon

Deproia tant qu'il li queïst

Un povre clerc qui l'apreïst

Des lettres tant qu'il antandist

Ce que la lettre li deïst.

Et tantost il li amena

Un mestre qui tant l'anseigna

Sept seaumes et la kyrïele

Qui li sembloit et bone et bele.

Apres out besoing dou sautier

Puis comme nous le trouvons[dans le livre]

Il arriva que saint Thibaut pria tant son compagnon

Que celui-ci lui trouva

Un pauvre clerc pour lui apprendre

A lire, assez pour comprendre

Ce que dit la Lettre.

Immédiatement il fit venir auprès de lui

Un maître qui lui enseigna longuement

Les sept psaumes et le kyriale

Cela lui semblait et bel et bon.

Puis il eut besoin du psautier

Ici nous pouvons aisément vérifier que le texte de la Vita est proche de la vérité historique, pusique l'apprentissage de la lecture est assez bien documenté. Ce sont les spécialistes de l'iconographie qui nous apprennent le plus sur le sujet, notamment avec les minaitures où l'on voit sainte Anne apprenant à lire à la petite fille Marie, ou l'apprentissage par un mestre de saint Louis enfant. C'est le povre clerc qui va assumer ce rôle près de Thibaut. La Vita nous parle des sept psaumes, soit les sept psaumes de la pénitence et précisément dans les miniatures, il est facile de lire sur le rouleau qui sert de livre d'apprentissage les premiers mots du Miserere

Domine labia mea aperies...

S'y ajoutait la récitation de l'Ave Maria qui n'est pas ici évoqué. Quant au kyriale, il renvoie bien évidemment à la messe et est sans doute cité pour annoncer (ou rappeler) que Thibaut reçut l'ordre. Le kyriale était d'avance su par cœur avant que l'on apprenne, pour ainsi dire à mettre des lettres sur les mots entendus mille fois à l'église. C'est ainsi que tous le connaissaient encore, grec ou latin, avant les réformes de Vatican II.

La possession du Livre des psaumes dans son totalité marque l'acquisition par le novice de la lecture. Il la poursuivra désormais seul.

 

une visite paternelle

La dernière péripétie qui se déroule en Allemagne est la visite du père de Thibaut. Rappelons que cette visite a lieu parce que Thibaut a repris contact avec sa famille, à laquelle il a fait demander un psautier ; il leur a remis en échange un cadeau qui porte le sceau chrisitique : un pain qui, s'il ne se multiplie pas est pourtant un pain miraculeux qui guérit les malades. Les traductions en cet endroit se détournent franchement du texte latin original : apprenant enfin des nouvelles de son fils disparu, le père de Thibaut le rejoint à Trêves et, soupçonnant que sa venue sera peu appréciée, use d'un stratagème pour rencontrer son fils sous l'arbre où il vient prier.

Le père n'essaiera nullement de convaincre son fils de revenir, son seul désir est d'avoir des nouvelles pour les rapporter à la mère du saint. Il est prêt aussi à faire des dons pour assurer à Thibaut un peu de confort.

Pierre de Vangadice dans la pure lignée des textes de la Thébaïde peint un saint irrité de la visite, refusant le titre de père au visiteur, car Dieu seul est père et quittant son père en lui donnant à méditer l'exemple topique du chien qui avale ses vomissures.

C'est Gautier plus pitoyable qui rappellera au père qui s'en retourne affligé qu'un psautier serait fort utile. La visite du père, enfin, est la seule raison qui chasse définitivementThibaut de Trèves, car il juge importun ce genre de visite.

Or, de façon très remarquable aucune des traductions n'a retenu ces lignes où l'on évoque le dur cœur d'un saint, comme l'a nommé un critique moderne parlant de saint Alexis. Il faut croire que pour les laïcs du XIIIe s. (et les clercs leurs traducteurs en titre) cette froideur avait déjà quelque chose de rebutant

Voici la traduction de Vie en prose :

Apres cez choses sainz Tiebauz revint a Trieves en Alemaigne et trouva son pere, ja soit ce que bel ne li fust pas de cele troeve. .i. pou apres sainz Tiebauz se departi de la et ala a Roume.

Après ces événements, Thibaut retourna en Allemagne, à Trêves où il trouva son père et ces retrouvailles ne lui firent pas plaisir. Peu de temps après, il quitta cet endroit et se rendit à Rome.

 

L'ellipse de nombreuses phrase rend le texte quasi obscur : on ne saisit pas la suite des événements ;

la traduction de l'Epître farcie :

Li pere et la mere ausiment

De lu veïr hurent talant.

De hors Treviers un orme avoit

Ou seinz Thebauz sovant aloit.

Un jor i trova voirement

Son pere, dont il fut dolent.

Et por ce qu'il l'a trové,

Se tint doutot pour fol prové,

Se an cele terre sejornoit.

Le père ainsi que la mère

Eprouvèrent le désir de voir leur fils.

Il y avait hors la ville de Trèves un orme

Auprès duquel souvent saint Thibaut se rendait.

Un jour en vérité il y découvrit

Son père et en éprouva de l'ennui ;

Et pour l'y avoir trouvé,

Il pensa qu'il serait vraiment fou

S'il demeurait en cette terre.

 

 

Ici , plutôt que de juger le texte peu cohérent, nous avancerons une possible interprétation de ce qui reste implicite : la présence du père sous un orme peut aussi se lire de façon symbolique : c'est sous l'arbre symbolisant la justice que les représentations médiévales placent le roi seigneur et maître. La présence du père sous l'arbre ne veut-elle pas signifier cette reprise de la saisine paternelle sur le fils prodigue devenu ermite ? Cela expliquerait la fuite de Thibaut, tout en corroborant son rang d'aîné de la lignée. C'est de cette façon que le roi Marc reaffirme son lien de seigneur et époux sur Iseut qui vit cachée dans un exil sauvage : la trouvant endormie à côté de Tristan, il lui reprend son anneau et place au-dessus d'elle son gant sur lequel le vassal prêtait son serment de fidélité.

 

Quant à la traduction de Guillaume d'Oyé, elle est encore plus intéressante parce que précisément elle cultive l'ambivalence :

Saint Thibaut s'en est venu dans la cité de Trêves,

Avec Gautier son compagnon, les pieds nus, mal vêtu.

Il y trouva son père, ce qui le troubla fort :

Nul jour de sa vie il ne devait être aussi bouleversé.`

 

Désormais c'est à l'ermitage en Italie que les parents de Thibaut viendront le visiter, une fois selon les traductions, deux selon la Vita. Cette dernière est d'ailleurs la seule où Thibaut prophétise à son père la mort d'un troisième de ses fils, chevalier tué à la bataille. Les traductions en restent à une seule visite qui se clôt par la décision de dame Guilla de rester près de son fils pour y vivre la vie érémitique. Le changement de mentalité avec la reconnaissance des liens familiaux qui engendrent une légitime tendresse est particulièrment sensible dans le texte de Guillaume d'Oyé :

 

Quand la mère vit son fils, sachez-le, grand fut son bonheur,

Car elle croyait l'avoir perdu sans jamais le retrouver.

Qui tient Jésus Christ dans son cœur peut bien savoir

Que ces douces retrouvailles ne furent pas sans larmes !

 

Perdue entre les soupirs et les pleurs,

La mère ne savait plus de ces deux choses laquelle faire :

Elle ne voulait pas quitter son pays, son mari, ses enfants

Et elle ne pouvait non plus laisser là son fils chéri.

 

L'amour de son fils, ou plutôt celui du Christ, l'emporta :

Pour l'amour de son fils, elle abandonna le monde.

 

On peut considérer que l'affirmation des affections humaines dans son nouvel épanouissement est une autre forme des realia que nous dévoile la Vie de saint Thibaut.

 

les meubles de l'ermitage.

Comme les ermites des temps premiers, le saint a vite fait d'attirer autour de lui des disciples et le solitaire se transforme en cénobite. Pour saisir la vie qui est alors la sienne, il faut davantage s'attarder à tout ce qui reste non dit qu'aux quelques détails pittoresques ou topiques.

Dans la lignée des camaldules nés de l'exemple de saint Romuald, la recherche de l'érémitisme a gardé des traits byzantins, que retrouveront à leur tour les chartreux : les religieux vivent chacun à part soi dans sa cellule ou laure en des groupements lâches, peu éloignés. Ils se retrouvent pour la célébration eucharistique.

Les bénédictins dont ils sont une branche mangent ensemble au réfectoire et se retrouvent aux heures monacales qu'ils célèbrent en commun. Ils dorment ensemble au dortoir toujours éclairé par une chandelle,les plus jeunes au milieu. Leur sommeil est régulièrement interrompu pour les prières de la nuit.

En ce qui concerne les laïcs, les plus riches dorment dans une même pièce ou, en tous les cas, à plusieurs par chambre et par lit, sauf le seigneur et son épouse. Pour ces derniers, le lit est isolé dans ses courtines. Le cadre est en bois et habillé d'un matelas de plumes dans lequel on s'enfonce, de coussins et de couette souvent recouverte de fourrures diverses. On dort généralement nu mais la tête couverte d'un bonnet de nuit.

Les moines dorment toujours avec leur ceinture image de leur disponibilité à sauter du lit, comme le préconise l'Apôtre, par pudeur ils gardent une partie de leurs sous-vêtements ; de toutes façons ni les chambres ni les dortoirs ne sont chauffés.

Les paysans dorment sur des banquettes ou à même le sol, sur une paillasse, de paille ou de bruyères sèches. Ils s'enroulent le plus souvent dans leur manteau pour ne pas avoir froid ; les plus pauvres dorment sur la terre nue.

Entre le XI et le XIIIe s. un confort relatif apparaît dans toutes les classes de la société sauf les misérables.

Dans les demeures, le mobilier est des plus réduits : coffres à tout recevoir, banquettes, chaises sans dossier dites sellettes et nombreux coussins pour s'asseoir sur le sol (les carreaux)). La table se dresse ou se met, elle consiste en un tréteau devant lequel on s'assied sur des bancs.

Thibaut lorsqu'il s'intalle en Italie, s'y construit dit la vie romane une maisonnette (parvo tugurio = une cabane, une hutte) et celle de Guillaume d'Oyé une maison, une cellule donc avec peut-être deux pièces.

Pour l'ameublement de la cellule où vécut l'ermite, on n'a guère de détails que sur le lit. On note d'abord qu'il ne s'allongeait pas mais dormait assis, pratique bien attestée dans la Vie des Pères. Après la mort de son compagnon, Thibaut semble changer ses habitudes, la version romane et le texte de Guillaume d'Oyé présentent à ce sujet de menues différences

 

Epitre farcie

Je vais vous parler de ce qu'était son lit […]

Car c'était un coffre fait de tremble

N'y avait là ni paille ni mousse

Mais simplement une souche

Qu'il avait placée à la tête

Par dessus était posé un drap de lin

Il y dormait par esprit de pénitence

Avec son manteau et sa haire.

Vie romane

Son lit consistait en un grand et large coffre, semblable à une grande couche, il était couvert d'un tissu de lin, pour chevet, il avait une souche et une coiffe de laine qu'il avait portée pendant ses voyages contre l'ardeur [du soleil]. […] il dormit désormais dans un tronc qui avait été évidé.

 

Guillaume d'Oyé

Il y avait une caisse devant son lit

Et le dessus de cette caisse présentait une surface égale,

Saint Thibaut étendait un drap fait de laine à cet endroit

Qu'il portait le jour sur sa tête pour la protéger de la chaleur.

Je sais qu'il avait armé ses membres d'une haire

Et il ajoutait une seconde haire sous son drap de laine. […]

C'est sur une large planche de bois raboteuse qu'il se couchait.

 

Le lit est donc une huche, le coussin-oreiller est une buche que l'ermite enveloppe avec son bonnet. Le drap de laine ou de lin appartient à l'ordinaire du paysan. L'ascèse se situe ici dans l'aspect non travaillé du lit (raboteux) et surtout dans la double haire dont il use pour ses nuits.

 

se nourrir quand on est un ascète

Néanmoins autour de Thibaut une communauté peu à peu s'établit. Dans l'Epître farcie, on voit le saint offrir largement l'hospitalité à ses visiteurs. On apprend ainsi qu'il a désormais un clerc serviteur qui joue les diacres et des réserves de vin et de pain pour ceux qu'il héberge :

 

Les gens affluaient de toutes parts

Pour écouter son enseignement

Et le saint homme les hébergeait.

Un clerc qui s'appelait Denis

Administrait ses affaires ;

Il était diacre, à ce que je pense,

Et il résidait près de saint Thibaut.

Il lui revenait d'abreuver

Les hôtes que le saint recevait.

Il les servait de pain et de vin. ()

 

C'est dans un baril que se trouve ici contenu le vin nécessaire et qui donnera lieu à un miracle sur le modèle des Noces de Cana, si ce n'est que la multiplication du vin est si importante que le diacre en a jusqu'à la poitrine !

Ce récit, peut-être par trop merveilleux, ne se trouve pas dans la Prose romane ni dans Guillaume d'Oyé. Il n'appartenait pas à la Vita originelle, mais provient du ms Ménard ; l'Epître en a d'ailleurs pris a ses aises avec sa source : le diacre n'est plus là pour apprendre à Thibaut le latin mais pour le servir ; peu adroit il a renversé le récipient où se trouvait le vin (qui n'est pas un baril mais sans doute une cruche !) et il se mouille avec le pot trop plein sans cependant faire couler un flot de vin de hauteur d'homme !

Mais du récit, avec ou sans ses enjolivements, on peut tirer comme conclusion selon des témoignages ailleurs attestés, que des voisins ou des fidèles ravataillaient fréquemment le saint en son ermitage pour lui permettre cette hospitalité.

Le saint lui-même, quand il ne jeûne pas, a la sobriété propre aux ermites. L'abstinence qu'il s'inflige dans un premier temps est celle de tous les moines d'obédience bénédictine : un régime d'où sont strictement bannis toute viande et tout gras. Puis Thibaut accentue son ascèse en se contentant de pain d'orge et d'eau. Le pain d'orge était réputé pour son âpreté, mais il était aussi le pain du Miracle de la multiplication par le Christ. Ce n'était pas le plus mauvais pour autant, les paysans ayant été jusqu'à avaler du pain mêlé de terre, et, dans les périodes de disette, du pain confectionné avec des glands, indigestes, pleins de tanin et sans valeur calorique.

Lorsque Thibaut renonce au pain, il accomplit un saut dans l'abstinence car le pain symbolise la nourriture humaine proprement dite : Tristan et Iseut à ne plus manger de pain frôlent la sauvagerie des bêtes. L'ermite ne se nourrit plus pour finir que d'herbes et de racines, les herbes représentant tout ce qui poussait au-dessus du sol : chou, laitue, cresson, poireau, bettes... et les racines tout ce qui pousse sous la terre, navets, panais,et surtout les légumineuses, fèves, pois, lentilles. Mais les céréales panifiées ou en bouillies constituaient 90% de l'apport des paysans. S'en abstenir était donc se condamner à une faim continuelle et débilitante. Thibaut, comme Gautier auront une vie courte.

Là encore nous sommes tout près de la réalité : saint Bernard qui additionnaient secrètement sa nourriture de cendres dut à la fin de sa vie accepter que ses moines amméliorent lègerement son menu car son estomace était désormais totalemnt délabré.

 

Pour conclure

            dans ces textes marqués au sceau du statut littéraire, les traducteurs comme les copistes glissent tout naturellement une foule de détails qui proviennent de la réalité dans laquelle ils vivent. Si bien des épisodes renvoient aux textes cripturaires ou au vénérable modèles des Pères du désert, on peut cependant suivre une évolution dans les goûts et les conceptions. Il semble que ce soit dans la présence chaleureuse des uatres et surtout de la famille, notamment la mère que se dessine cette douceur nouvelle, jsuqu'ici inconvenante dans les récits héroïques. Le passage des clunisiens et des cisterciens avec leur aour marial a-rt-elle eu ici une influence ? C'est par al mère Guilla que se transmet la sainteté, c'est elle encore qui viendra finir ses jours près d'un fils plein de déférence. Or c'est une des fiats très réels de cett Vie : la présence de Guilla en sa cellule est un fait historiquement attesté.

 

1cf Vita sancti Theobaldi, eremitae (in)Acta sanctorum Juin, tome V, p. 593 ; Mabillon, Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, Paris, 1685, p. 163-189. En ce qui concerne les Vies en langue romane, l'Epitre farcie a été éditée par Raymond Hill, Two old french poems on saint Thibaut, New-Haven-London, 1936, , la Vie en prose par Manuel Nicolaon, Vie de saint Thibaut de Provins, Brepols, 2007 , la Vie en alexandrins de Guillaume d'Oyé par Helen Manning, La vie de saint Thibaut an ol french poem of the thirteenh century, New-York, 1929, elle a été reprise et précisée par Raymond Hill dans son édition de 1936.

2Anne Bondéelle-Souchier, in « Les moniales cisterciennes et leurs livres manuscrits dans la France d'Ancien Régime », Cîteaux commentarii cistercienses 45, 1994, p. 193-337,